• Pour un débat sérieux sur l'apprentissage de la lecture (Jérôme Deauvieau, 21.01.2014)

    Pour un débat sérieux sur l'apprentissage de la lecture

    Le Monde.fr | 21.01.2014 à 14h18 |Par Jérôme Deauvieau (sociologue et statisticien)

    Dans une tribune publiée par Le Monde du 31 décembre, Roland Goigoux impute de « graves défauts méthodologiques » à la récente enquête comparative sur les méthodes de lecture réalisée sous ma direction.

    Cette évaluation historiquement inédite a de fait toutes les raisons de ne pas lui plaire. Elle met en évidence un effet du manuel considérable alors que ce collègue professe qu'en matière d'apprentissage de la lecture, « la variable ‘méthode' n'est pas une variable pertinente ».

    Le rendement pédagogique des quatre manuels comparés va croissant, du plus marqué par la globale à celui qui propose l'approche syllabique la plus stricte : or Roland Goigoux tourne volontiers la syllabique en dérision, car elle serait condamnée à des textes d'une grande pauvreté.

    Notre enquête enfin montre l'étroite corrélation entre la capacité de déchiffrage et la qualité de la compréhension, alors que Roland Goigoux s'est fait le champion d'un travail sur la compréhension dissocié du déchiffrage. Il est compréhensible dès lors que ce collègue examine nos procédures d'enquête de près. Mais cela ne l'autorise pas à mettre en cause mon éthique et mes compétences professionnelles.

    Je soulignerai d'abord que je n'ai rien à voir avec la conception et la réalisation du manuel qui obtient (de loin !) les meilleurs résultats dans notre évaluation. J'ai mené autrefois des recherches avec l'un de ses auteurs. Celui-ci m'avait signalé l'efficacité de ce manuel, et avait suggéré à Vincent Peillon de procéder à des enquêtes d'évaluation. C'est le refus de ce dernier qui m'a décidé à m'investir dans cette recherche.

     DES AFFIRMATIONS FACTUELLEMENT INEXACTES 

    Quant à ce que dit Roland Goigoux de l'enquête elle-même, quiconque pourra aisément vérifier en se reportant au texte du rapport qu'il s'agit d'autant d'affirmations factuellement inexactes, comme si ce collègue ne l'avait pas lu.

    Ainsi là où le rapport indique que notre analyse ne permet pas de conclure à « une opposition bloc à bloc entre méthode mixte et méthode syllabique », et souligne qu'en réalité c'est « la priorité donnée au déchiffrage et l'efficacité de son enseignement » qui expliquent « à la fois l'efficacité supérieure de la syllabique et les différences de rendement des manuels au sein tant des méthodes mixtes que des méthodes syllabiques », Roland Goigoux me reproche de « faire croire à une opposition binaire entre noir et blanc » et de réunir toutes les méthodes mixtes « sans distinction ».

    Le reproche encore de ne pas contrôler la composition sociale des classes enquêtées est lui aussi inapproprié, puisque très explicitement, et grâce à la mise en œuvre de modèles de régressions multiples, d'usage très courant en statistique, nos résultats sont donnés « toutes choses (et au premier chef le diplôme des parents) égales par ailleurs ». C'est d'ailleurs ce qui limite l'inconvénient, que le rapport lui-même souligne, de ne pas avoir mesuré les compétences des élèves à l'entrée au CP, puisque celles-ci sont liées au capital culturel de la famille.

    RIGUEUR DU DÉBAT SCIENTIFIQUE 

    La dernière affirmation de Goigoux est encore inexacte : « pour établir des différences statistiques significatives, ils suppriment de leurs analyses les classes dont les performances finales ne coïncident pas avec leurs attentes ». Sur l'ensemble de la population enquêtée les différences d'efficacité pédagogique entre les manuels comparés sont statistiquement déjà parfaitement significatives !

    Effectuer une partie des calculs sur une sous-population de 19 classes sur 23 ne change que l'ampleur des écarts ; et l'existence de 4 classes « déviantes » renforce la crédibilité de notre enquête plutôt que de l'affaiblir, puisqu'il s'est avéré que les maîtres concernés avaient conduit les apprentissages à l'inverse de la vocation propre de leur manuel (à la façon d'une méthode mixte quand il s'agissait d'un manuel de la syllabique, et vice versa).

    Roland Goigoux dirige actuellement une enquête sur grand échantillon sur l'impact des pratiques des maîtres de CP, dont on peut certainement espérer un enrichissement de nos connaissances. Je tiens d'avance qu'elle ne pourra contester ni l'existence ni l'ampleur de l'effet-manuel. En attendant, j'appelle à la rigueur et à la dignité du débat scientifique. L'enjeu est trop lourd lorsqu'on sait que des millions de jeunes (à 150 000 par an, ça va vite !) continuent à sortir de l'école« en grande difficulté de compréhension de l'écrit ».

    §  Jérôme Deauvieau (sociologue et statisticien) 

    Jérôme Deauvieau 

    Maître de conférences à l'université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, au laboratoire Printemps-CNRS et au Centre de recherches en économie et statistique (CREST).      

     

     

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