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Carole Barjon, Mais qui sont ces assassins de l'école ? (septembre 2016)
http://www.liberation.fr/debats/2016/10/04/pourquoi-nos-enfants-ne-savent-plus-lire_1519601
La journaliste Carole Barjon dresse un diagnostic effrayant de l’enseignement du français à l’école. En cause le rejet de la méthode syllabique.
Une salle de classe de l'école Perrin, dans le 15e arrondissement de Marseille, début février. Photo Patrick Gherdoussi pour Libération
Comment les militants du bien peuvent-ils faire le mal ? Cette question qui taraude la gauche depuis toujours se pose en termes crus dans un domaine essentiel pour elle, celui de l’éducation. Dans les années 60 et 70, un courant de pensée progressiste s’est mis en tête de réformer l’apprentissage de la lecture. Les méthodes traditionnelles, disaient-ils, sont trop arides, trop mécaniques, elles assomment les élèves et participent à la sélection sociale qui frappe les enfants des classes populaires. Elles doivent être mises au rencart au profit de pédagogies plus modernes. Bientôt dominant dans l’appareil de l’Education nationale, ce courant bien intentionné a inspiré les changements qui ont affecté l’enseignement du français dans les classes élémentaires.
Contrairement à ce que disent parfois les adversaires de ces réformes (souvent engagés à droite, mais pas toujours), il ne s’agissait pas d’imposer la «méthode globale», inventée par un pédagogue du début du XXe siècle, Ovide Decroly, pour les élèves affectés de handicaps (la surdité, par exemple), et qui fut fort peu enseignée, mais de rejeter l’antique méthode syllabique (b.a.- ba) au profit de pédagogies plus ou moins influencées par la «méthode globale» sans en imiter le systématisme (méthodes semi-globales, idéo-visuelle, etc.), qui partent non des syllabes qu’on répète mécaniquement mais des mots complets dont l’enfant appréhende directement le sens, dans le but de l’éduquer à la découverte personnelle du savoir.
En faisant foin de la grammaire traditionnelle et des pédagogies répétitives, ce courant a produit des méthodes et des explications techniques qui inquiètent souvent les parents d’élèves, troublés par ce qui leur paraît un abandon des exigences habituelles en matière d’orthographe et de grammaire, le tout accompagné d’une rhétorique obscure et jargonnante à souhait.
Journaliste politique à l’Obs, Carole Barjon est de ceux-là. Entendant les professeurs de ses enfants faire peu de cas des dictées et relativiser d’un ton condescendant la maîtrise de l’orthographe, qui lui paraissait néanmoins utile aux élèves, notamment pour se mettre plus tard à la recherche d’un emploi, elle a décidé de se renseigner par elle-même, à l’aide d’une enquête journalistique sérieuse, sur l’état de l’enseignement du français dans l’Education nationale. Compulsant les études nombreuses réalisées sur la question, consultant les programmes, les instructions et les circulaires émises par le ministère, interrogeant directement les anciens ministres, retrouvant les pédagogues, les sociologues ou les professeurs qui furent à l’origine des réformes, elle livre un diagnostic vivant et précis de l’apprentissage de la langue française par les élèves de la République. Le résultat est effrayant.
Précaution immédiate ! En lisant cette conclusion lapidaire, le lecteur averti se dira : encore un de ces pamphlets sommaires qui encombrent les étals des libraires et qui nous expliquent que tout était mieux avant, qu’il ne fallait surtout pas tenter de démocratiser l’éducation nationale, que Jules Ferry a été trahi et que la gauche enseignante à détruit la bonne vieille école républicaine. Erreur : outre qu’il s’appuie sur des chiffres difficiles à contester, le diagnostic de la journaliste est très souvent dressé par des spécialistes engagés à gauche. Cité par Carole Barjon, le livre le plus critique sur la question émane par exemple de deux spécialistes, Sandrine Garcia et Anne-Claudine Ollier, qui se réclament de Pierre Bourdieu.
Qu’il s’agisse des études internationales Pisa, des rapports internes du ministère ou des travaux sociologiques les plus divers, les analyses concordent : un quart des élèves d’une génération arrive dans le secondaire sans maîtriser de manière satisfaisante la lecture. Et comme souvent, ce sont les élèves issus des milieux les plus modestes qui font les frais de cette dégradation, dans la mesure où les parents plus diplômés peuvent plus facilement corriger à la maison des déficiences de l’école publique.
La raison en est simple, a découvert Carole Barjon : en réduisant le temps de répétition, d’entraînement, d’apprentissage des automatismes de lecture, le rejet de la méthode syllabique a rendu l’apprentissage du français plus lent, plus incertain, alors même que le temps dévolu à la lecture se réduisait progressivement. Les enfants de profs et ceux des classes supérieures ont compensé le handicap, les enfants des classes populaires se sont retrouvés démunis : l’école qu’on voulait rendre plus juste est devenue plus injuste. Le plus cruel dans cette enquête, c’est que les promoteurs des réformes, interrogés vingt ou trente ans après, admettent d’un ton primesautier leur échec historique et accusent de manière confuse un «on» mystérieux («on» n’a pas fait ce qu’il fallait), ou bien nient que la méthode globale ait jamais été appliquée (ce qui est un faux-fuyant, puisque l’on a avant tout rejeté la méthode syllabique au profit d’une pléiade de méthodes différentes). Aimable irresponsabilité des gourous de l’éducation. La logique voudrait qu’on reconnaisse l’échec et qu’on redresse la barre. C’est l’appel lancé par Carole Barjon en conclusion. Peut-être est-il temps de l’entendre…
CAROLE BARJON MAIS QUI SONT LES ASSASSINS DE L’ÉCOLE? ROBERT LAFFONT 234 pp., 18 €
Brighelli – Les fossoyeurs de l’école démasqués
http://www.lepoint.fr/invites-du-point/jean-paul-brighelli/brighelli-les-fossoyeurs-de-l-ecole-demasques-24-09-2016-2071000_1886.php#xtor=CS3-190
Jean-Paul Brighelli, enseignant et essayiste
♦ Carole Barjon, journaliste à L’Obs, est partie à la recherche des grands nuisibles qui ont démantelé l’Éducation nationale. Et elle en donne les noms !
Mais qui sont les assassins de l’école ? (Robert Laffont) se demande Carole Barjon. Rassurons tout de suite le lecteur : à cette question l’auteur répond en alignant nommément tous ceux qui, depuis quarante ans, ont empilé réforme sur réforme, affirmations hasardeuses sur certitudes accablantes afin que nos enfants, comme le prédisait Marc Le Bris en 2004, ne sachent plus lire ni compter.
Et pas même « vivre ensemble », cette tarte à la crème de ces faux pédagogues que sont les pédagogistes, au pouvoir Rue de grenelle – et sans interruption – depuis que René Haby a institué le collège unique. Non. Juste le vide.
L’insoutenable légèreté des bonnes intentions
« Un crime », dit Carole Barjon. Oui : les assassins dont elle brosse brillamment le portrait sont des tueurs en série qui ont bousillé déjà deux générations, et qui comptent bien sur l’actuelle réforme du collège, si on la laissait prospérer, pour en flinguer une troisième.
Carole Barjon se présente, dès les premières pages où elle raconte sa stupéfaction devant les déclarations des maîtres de ses enfants, comme un Candide égaré au pays des idéologues. Mais les secrets les mieux gardés finissent par filtrer. François Bayrou a eu beau « enterrer promptement », pour ne pas « insulter » les instituteurs, le rapport sur l’illettrisme qui, déjà en 1996, expliquait que « 15 à 20 % d’élèves de chaque génération ne maîtrisent pas la lecture à l’entrée au collège », ça a fini par se savoir – à force de recevoir des mails illisibles, des demandes d’emploi phonétiques, et de constater que des journalistes, même d’un grand quotidien de référence, bousculaient l’orthographe. Il ne s’agissait pas pourtant d’incriminer les individus, mais les méthodes prônées par les IUFM, qui d’innocents stagiaires faisaient, malgré eux, des instituteurs – heureusement camouflés en « professeurs des écoles ».
Carole Barjon n’instruit pas le dossier, a priori, à charge. Elle a cherché à comprendre ce qui avait bien pu pousser des militants de gauche, « inspirés à l’origine par les meilleures intentions du monde », sincèrement épris du bien-être des classes laborieuses, à « compromettre l’apprentissage de la langue française », mais aussi à « aggraver les inégalités – à instituer de fait un système qui avilit encore davantage ceux qui n’avaient aucun bagage et privilégie davantage les « héritiers », objets de leur suspicion. À instaurer, dit le philosophe Marcel Gauchet qu’elle cite fréquemment et avec bonheur, une vraie « fracture éducative ». Comme elle le dit fort bien, « ceux qui voulaient rendre l’école moins inégalitaire en sont arrivés à la rendre plus injuste ».
Les grands nuisibles
Parmi les insectes rongeurs, il y a des institutions prises en vrac – l’inspection générale, par exemple, dont Chevènement confiait déjà à Sophie Coignard il y a cinq ans : « Quand j’étais ministre de l’Éducation nationale, j’ai tout de suite vu que la moitié des inspecteurs généraux étaient à pendre, et l’autre à fusiller. » Je ne suis pas si catégorique – j’en ai connu, comme Pascal Charvet ou Anne Armand, qui tâchaient de protéger les enseignants entrés en résistance contre les bonnes intentions mortelles des ministères successifs. Mais le fait est que l’inspection générale de Katherine Weinland, d’Anne Vibert valait son pesant d’arsenic, comme le disait jadis madame de Rambouillet.
Puis il y a l’essaim des prédateurs connus. Christian Forestier, « l’insubmersible », chouchou de tous les régimes, qui, sous Bayrou-Lang et encore aujourd’hui, « a appuyé le mouvement pédagogique, cautionné les nouvelles règles d’enseignement de la lecture à l’école primaire et du français au collège ». Le voici à la fois conseiller occulte des ministres de gauche et président du conseil scientifique de la Fondation pour l’école, émanation du très libéral Institut Montaigne : de l’art et de la manière de garder toujours deux fers au feu. À lui le mérite d’avoir empêché Gilles de Robien de promouvoir dès 2006 la méthode alpha-syllabique.
En cela, il a été puissamment aidé de Roland Goigoux qui, du bout des dents, consent à admettre que oui, peut-être, « on » a été trop catégorique en matière de méthode à départ global… Goigoux, le deus ex machina de l’enseignement de la (mauvaise) lecture. L’homme à qui une génération entière, nourrie deRatus et de Crocolivre, doit de ne lire jamais qu’avec ses pieds – et comme un pied. Viviane Bouysse, autre inspectrice générale, « impératrice du primaire », a puissamment épaulé – et encore aujourd’hui – ces deux idéologies inspirées par les théories fumeuses de Jean Foucambert et de sa méthode « idéo-visuelle ». Ou d’Éveline Charmeux, le gourou hystérique des dyslexies provoquées.
M le Maudit
Sans oublier l’homme par qui le scandale est vraiment arrivé – Lionel Jospin et sa loi de juillet 1989, bel anniversaire ! L’homme qui a mis l’élève au centre du système et le « constructivisme » (l’élève construit seul son propre savoir) sur un piédestal. L’homme qui a inventé les IUFM, sur les conseils de l’ineffable Philippe Meirieu – « M le Maudit », s’amuse Carole Barjon –, qui préconisait d’apprendre à lire dans les notices d’appareils ménagers (Carole Barjon a retrouvé la trace exacte de cette monstrueuse proposition) parce qu’il faut « partir de ce qui intéresse les masses » : jamais le mépris du peuple dans la bouche d’un homme de gauche ne s’est exprimé avec une telle pureté.
Et il y a encore le cas des deux Alain – Alain Boissinot et Alain Viala. Le premier, inspecteur général, caution « pédago » chez Bayrou, indégommable depuis, a recruté le second, alors professeur de littérature du XVIIe siècle à Paris-III (il venait de publier Racine, la stratégie du caméléon, dont on se demandera toujours si c’était un ouvrage de dramaturgie ou le début d’une autobiographie). Ensemble, ils ont modifié en profondeur l’enseignement du français, appliquant à la lettre les consignes héritées (si je puis dire) de Bourdieu, le gourou à distance de tous ces idéologues coupés du réel.
Comme le dit très bien l’ancien recteur Alain Morvan, interviewé par l’auteur, « on a remplacé une culture élitaire par une culture anti-élitaire qui est franchement élitiste ». Les programmes de français du collège ont été rédigés par un émule de Meirieu – Jean-Michel Zakhartchouk. Déjà retraité, jamais retraité.
J’allais oublier François Dubet, le sociologue de service, « le vrai penseur organique du ministère de l’Éducation », dit encore Marcel Gauchet. L’homme des IUFM et de la loi Jospin, du socle commun qui a abaissé sous le niveau de la mer le seuil d’exigence, et des « compétences » conformes aux diktats de Bruxelles. Carton plein. Pour lui, « les contenus du collège devaient être adaptés à « ce que doit savoir le plus faible des élèves quand il en sort », expliquait cet augure en 2001. Mission accomplie.
Tous insubmersibles, parce que « les ministres passent, les pédagos restent », dit Carole Barjon avec perspicacité. Aujourd’hui sont encore au pouvoir Florence Robine (à la tête de la DGESCO) et Michel Lussault, concepteur des nouveaux programmes, l’homme qui n’aime ni la nation ni les Lumières, et qui change en cet automne tous les programmes de tous les niveaux à la fois.
Même Denis Paget, qui a contribué aux travaux de cette commission d’apocalypse, a murmuré à Barjon que c’était « une première et une folie ». Même Jack Lang, que l’on croyait proche du pouvoir en place, lui a affirmé que c’était « un pur scandale ».
Un enfant scolarisé aujourd’hui bénéficie, rien qu’en primaire, de 630 heures de français de moins qu’un enfant des années 1960.
Retenez bien tous ces noms : un vrai gouvernement de salut public, comme en 1793, serait bien avisé de leur demander des comptes. Parce que ce n’est pas seulement l’école qu’ils ont assassinée, c’est la France – et cela s’appelle de la haute trahison. Quant à celles et ceux qui se sont opposés à eux depuis trente ans… Tous réacs ! Fachos, même !
De pseudo-z’intellectuels sans doute.
S’appuyant sur les travaux incontestables de l’association Sauver les lettres, Carole Barjon explique, niveau par niveau, qu’un enfant scolarisé aujourd’hui bénéficie, rien qu’en primaire, de 630 heures de français de moins qu’un enfant des années 1960. Presque deux ans ! Quand il sort aujourd’hui de CM2, l’écolier français a eu autant d’heures de français que son homologue de CE2 en 1968.
Ils ont tiré sur la République !
Alors oui, il faut impérativement réécrire les programmes du primaire, rallonger la semaine – passée de 30 à 24 heures de cours – et consacrer la moitié des cours à faire du français, de façon systématique et répétitive – ce n’est pas une offense, ce n’est pas une injure, c’est nécessaire pour créer un réflexe qui persistera tout au fil de la vie, et que l’on pourra transférer, par exemple, dans un apprentissage décent des langues étrangères. Comment, s’indigne Carole Barjon, un collégien peut-il comprendre qu’un adjectif épithète anglais ne s’accorde pas quand il ignore qu’en français c’est le contraire ? Il faut faire de la grammaire de façon méthodique, de la « grammaire de phrase », et non cette « grammaire de texte » où au hasard on picore pour expliquer tel fait grammatical non connecté aux autres. Il faut faire des dictées, encore et encore, et ne pas se contenter, comme le dit avec naïveté ou cynisme telle conseillère de Vallaud-Belkacem, d’un effet d’annonce « pour le grand public ».
Mais, surtout, il faut se méfier d’une chose, comme le souligne pertinemment Carole Barjon :à démanteler l’école de la République, on a ruiné le modèle jacobin, de façon à mettre en place la possibilité d’une école décentralisée, dépendante des initiatives locales, une école à deux, trois, dix vitesses en fonction de vos revenus et des impératifs communautaires. Oui, ces « assassins » n’ont pas seulement cherché à tuer l’école : ils ont tiré sur la République, sur les savoirs, sur la laïcité, et ont fabriqué la génération intenable qui cherche, dans un jusqu’au-boutisme d’adolescents perpétuels, à combler le vide creusé dans leurs caboches par les grands fossoyeurs dont Carole Barjon tire magistralement le portrait.
Jean-Paul Brighelli
24/09/2016Mais qui sont les assassins de l’école ?, Carole Barjon, Laffont, 24/09/2016, 234 pages.
Jean-Paul Brighelli est ancien élève de l’Ecole normale supérieure de Saint Cloud, agrégé de lettres modernes, enseignant et essayiste et fut révélé au grand public lors de la parution de La Fabrique du crétin.
Source : Le Point
Correspondance Polémia 28/09/2016
Soutien aux "assassins de l'école" qui sont ceux qui la sauvent... (Christophe Chartreux)
http://www.profencampagne.com/2016/09/soutien-aux-assassins-de-l-ecole.html
Loys Bonod, La réforme du collège n'est pas “de gauche” Réponse à un professeur en campagne
A qui profite le discours outrancier sur l'école?
https://blogs.mediapart.fr/paul-devin/blog/240916/qui-profite-le-discours-outrancier-sur-lecole
Cher François Dubet
Par Laurent Joffrin — 17 octobre 2016 à 17:51 (mis à jour à 17:56)
Le livre consacré aux «assassins de l’école» a le mérite de soumettre à un examen critique l’efficacité des enseignements. Apprentissage de la lecture, inégalités scolaires, le bilan est loin d’être rose. C’est être progressiste que d’interroger des changements qui n’aboutissent pas.
Si j’ai chroniqué favorablement le livre de Carole Barjon, c’est parce qu’il m’a semblé poser une question dérangeante mais utile : les modifications des méthodes d’apprentissage de la lecture survenues au cours des trente dernières années ont-elles été efficaces ? Ont-elles atteint leur but officiel, qui consistait à faciliter par une pédagogie plus novatrice la maîtrise de la langue par les enfants et favoriser une meilleure égalité des chances à l’école ?
Je laisse de côté les aspects très vifs de votre réponse, qui se comprennent, puisque le titre du livre est lui-même très polémique. Ils ne m’intéressent guère en raison du respect que j’éprouve envers votre travail, dont Libération a régulièrement rendu compte, et qui m’incite à une réponse amicale. Je constate seulement que la réponse aux deux questions que je viens d’énoncer est négative. La réforme de l’apprentissage de la lecture n’a pas atteint ses buts, aussi légitimes et bien intentionnés soient-ils. Un enfant sur cinq arrive au collège sans bien maîtriser la langue ; l’inégalité des chances à l’école s’est aggravée au fil du temps, en dépit de tous les efforts consentis et de toutes les réformes accomplies (elles sont innombrables). Certes, l’ouverture du système scolaire à des enfants qui étaient autrefois orientés de manière précoce vers une filière professionnelle a joué son rôle, de même que l’évolution générale de la société, plus dure et plus inégalitaire. Mais enfin est-ce une raison pour ne pas soumettre à un examen critique, non les professeurs, qui font un travail admirable, mais les méthodes d’enseignement, qui sont manifestement faillibles ?
Vous dites que les nouvelles méthodes, en fait, ne sont pas enseignées et que les anciennes continuent de prédominer. Est-ce si sûr ? Lorsque Gilles de Robien, ministre plutôt pragmatique, voulut imposer le retour à la méthode syllabique, il essuya une levée de boucliers sous la forme d’une pétition furibarde signée par toutes sortes d’excellences pédagogiques. Pourquoi cette colère si la méthode syllabique était toujours utilisée ? Pourquoi s’indigner d’une décision qui n’aurait fait que confirmer les pratiques en cours ? Si révolte il y a eu, c’est bien qu’il y avait divergence sur les méthodes… Vous évoquez Valeurs Actuelles et le discours réactionnaire sur l’école, qui n’est certainement pas le mien. Mais l’un des ouvrages les plus sévères sur l’enseignement de la lecture a été écrit par deux sociologues de gauche, spécialistes de l’enseignement de la lecture, qui se réfèrent souvent à Pierre Bourdieu. L’association Sauver les lettres, très critique également, se revendique d’une gauche affirmée. Bien d’autres commentateurs ou experts qui vont dans le sens de Carole Barjon se rattachent de près ou de loin à la gauche. De toute évidence, le débat sur la lecture ne met pas seulement aux prises la droite réactionnaire et la gauche progressiste. Elle divise aussi ceux qui cherchent à réduire les inégalités scolaires et à promouvoir une école pour tous. Autrement dit, la gauche. Et ce n’est pas forcément rejoindre la réaction que de s’interroger sur le bien-fondé de réformes qui, de toute évidence, peinent gravement à améliorer les choses.
Vous rappelez que les efforts dispensés en faveur de l’école primaire sont insuffisants. Il me semble que Carole Barjon vous a rejoint sur ce point. Elle aussi dénonce cette carence et se félicite de voir que Najat Vallaud-Belkacem et François Hollande ont pris conscience de la nouvelle priorité à donner à l’enseignement dès le tout jeune âge. A cet égard, la diminution des heures de cours consacrées à l’apprentissage de la langue repose sur des statistiques que personne ne conteste. La journaliste n’emploie jamais l’expression «nivellement par le bas», connotée à droite, mais s’inquiète de la baisse du niveau attestée par les enquêtes Pisa et par d’autres indicateurs. Vous aussi, si on en croit ce que vous lui avez déclaré. Quant à sa méthode de travail, elle est classique dans ce genre d’enquête. Les rapports consacrés au sujet sont cités à de nombreuses reprises. Il y a des notes de bas de page en nombre conséquent pour donner les sources utilisées. Les entretiens avec les protagonistes sont nombreux (une cinquantaine, dont certains ont duré plus de quatre heures). Ses critiques lui reprochent le ton polémique qu’elle emploie parfois. Mais alors que dire des réponses méprisantes qu’elle a essuyées, réponses qui se gardent le plus souvent d’aborder le fond de la question : les méthodes d’enseignement de la lecture sont-elles les bonnes ? Après tout, les citoyens ont le droit de poser cette question, dès lors que les résultats obtenus sont loin des objectifs proclamés. Ce n’est pas être réactionnaire que de s’interroger sur des changements qui n’atteignent pas leur but.
Lire le texte de François Dubet Cher Laurent Joffrin
http://www.liberation.fr/debats/2016/10/17/cher-francois-dubet_1522518
Cher Laurent Joffrin
Par François Dubet, Sociologue — 17 octobre 2016 à 17:51
Le sociologue François Dubet s’indigne que Laurent Joffrin participe au buzz suscité par le livre de Carole Barjon. Cette lourde charge contre le système éducatif est tissée de contre-vérités, juge-t-il. La méthode est celle de «Valeurs actuelles», la théorie, celle du complot.
Cher Laurent Joffrin
Après la sortie du livre de Carole Barjon consacré aux «assassins de l’école», j’avais décidé de ne pas réagir à un ouvrage mêlant les idées reçues les plus éculées, les rumeurs plus que les faits et une étrange théorie expliquant les problèmes de l’école française depuis plus de trente ans par l’influence de quelques «pédagos», dont un sociologue. Que cet ouvrage fasse les délices du Figaro, du Point et de la «fachosphère» est dans l’ordre des choses. J’avais choisi de ne pas réagir contre une méthode consistant à tirer le portait de quelques coupables sans leur dire quelle était la finalité de l’entretien, en leur faisant dire autre chose que ce qu’ils ont dit, en se dispensant de lire une seule ligne de leurs travaux… La méthode est celle de Gala, la théorie, celle du complot. Ce livre ressemblant à de nombreux autres, il suffisait d’attendre que le «buzz» passe.
Le fait que vous en ayez fait l’éloge change un peu la donne. Ce livre repose sur l’expérience personnelle de Carole Barjon et sur des rumeurs. L’apprentissage de la lecture et du calcul reste traditionnel dans la majorité des cas. Les enseignants défendent fermement les disciplines et les programmes que bien des élèves ne parviennent toujours pas à ingurgiter en dépit des efforts des équipes éducatives. Toutes les tentatives de démocratisation sont dénoncées comme un «nivellement par le bas». La loi Jospin de 1989 déclarant que «l’élève est au centre du système» apparaît comme le scandale fondateur, bien que je continue à mal comprendre ce qui est au centre de l’école si ce n’est l’élève, comme le patient doit être au centre de l’hôpital.
Rien n’est dit des méthodes utilisées par les pays plus efficaces, plus égalitaires et moins traditionnels en matière scolaire.
Rien n’est dit sur le fait qu’on donne bien plus de moyens aux classes prépas et aux établissements chics qu’aux autres et au fait que l’école élémentaire française coûte 27 % moins cher que dans les autres pays de l’OCDE alors que le lycée coûte, lui, 30 % de plus.
Rien n’est dit des efforts des enseignants face aux élèves tels qu’ils sont. Bref, rien n’est dit sur le fait que nous n’avons choisi ni l’efficacité ni l’équité scolaires durant les trente dernières années et sur ce paradoxe : la France a ouvert son système scolaire en essayant de ne jamais changer sérieusement ni son fonctionnement ni ses manières de travailler.
Dénonçons les «folies pédagogiques» qui sont très loin d’être la règle et ignorons tout le reste ! Dès lors, il suffirait de revenir au bon temps d’avant pour que l’école retrouve une efficacité qu’elle n’a d’ailleurs jamais eue.
En matière scolaire, le livre de Carole Barjon est de la même eau que ceux qui proposent «nos ancêtres les gaulois» comme avenir national et l’âge d’or des Trente Glorieuses comme idéal social. Cependant, le fait d’écrire dans un hebdomadaire de gauche semble autoriser à reprendre de manière crédible, sans être soupçonnée d’être réactionnaire, les propos de Valeurs actuelles. Propos qui ne sont pas faux parce qu’ils sont ceux de Valeurs actuelles, mais tout simplement parce qu’ils sont faux. Ils procèdent aussi du même climat : assez de politiquement correct, assez d’hypocrisie, assez d’élitisme et d’analyses compliquées, assez de refus de la sélection… Disons des choses simples et brutales, elles n’en paraîtront que plus vraies et plus authentiques.
Je crains que votre soutien à cet ouvrage soit un signe très inquiétant du glissement conservateur de notre société et de son incapacité à débattre sérieusement de nos problèmes, à ignorer les recherches qui ne confortent pas les opinions, à ignorer les comparaisons internationales, à regarder les choses en face.
Non seulement il est ridicule d’expliquer les transformations de l’école par l’influence de quelques esprits pervers et inconséquents, mais il est dangereux de conforter cette croyance si l’on veut véritablement agir.
C’est donc avec beaucoup de tristesse que je vois Libération céder à un air du temps aussi irrationnel et vaguement nauséabond. Bien sûr, je ne dispose d’aucun droit de réponse. Mais je dois vous dire qu’il est extrêmement pénible d’être contraint au silence face à un monde qui n’est pas le mien et qui est nettement plus puissant, alors même que Carole Barjon m’attribue une influence occulte frôlant le grotesque quand on sait combien la recherche un peu sérieuse pèse beaucoup moins que le moindre éditorial.
Bien cordialement,
et avec un peu de tristesse.
Lire la réponse par Laurent Joffrin Cher François Dubet
http://www.liberation.fr/debats/2016/10/17/cher-laurent-joffrin_1522521
« Sprenger-Charolles, L., & Colé, P. (2006). Pratiques pédagogiques et apprentissage de la lecture Wettstein-Badour, Lettre aux parents des futurs illettrés (2000) »