• Évaluer scientifiquement les méthodes d'apprentissage de la lecture (Rue des écoles, France Culture, 07/05/2014)

    Evaluer scientifiquement les méthodes d'apprentissage de la lecture (Rue des écoles, France Culture, 07/05/2014)

    http://www.franceculture.fr/emission-rue-des-ecoles-l-eternel-retour-du-debat-sur-les-methodes-de-lecture-2014-05-07

    Rue des écoles, sur France Culture (07.05.2014), émission présentée par Louise Tourret.

    Avec 3 invités :

     - Franck Ramus, Directeur de recherche au CNRS et au Laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistique, ainsi qu'à l'Institut d'Etude de la Cognition. Ses recherches portent sur le développement cognitif de l'enfant, les troubles spécifiques du langage, la dyslexie etc..

     

     - François Jarraud, rédacteur en chef du Café pédagogique,  partenaire de l'émission

     

     - Roland Goigoux, Professeur des universités (Blaise Pascal à Clermont-Ferrand), spécialiste des méthodes d'apprentissage de la lecture. Auteur avec Sylvie Cèbe de "Lector et Lectrix" et Apprendre à lire à l'école" éditions Retz. Il mène actuellement une recherche sur près de 3000 élèves de CP.

     

    On en parle ici (forum Neoprofs).

     

    Retranscription du débat : 

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    LT : Les méthodes de lecture. Et si on en débattait scientifiquement ? Pas si simple alors que justement les études manquent sur le sujet. Deux chercheurs pour en parler avec nous aujourd’hui : Franck Ramus (FR) et Roland Goigoux (RG). Rue des Écoles, c’est le rendez-vous de l’éducation de France Culture […]

    Et donc retour aujourd’hui sur l’éternel débat autour de l’apprentissage de la lecture. Pourquoi le sujet fait-il toujours débat et souvent pour échanger des banalités sur les méthodes globales ou syllabiques ? En fait, si les querelles n’ont pas cessé, c’est parce que d’une part le sujet est bourré de non-dits idéologiques, et d’autre part parce que nous manquons en France d’évaluations scientifiques satisfaisantes. Le Café pédagogique a d’ailleurs été récemment le théâtre d’échanges très vifs sur ce second point. Bonjour, François Jarraud !

    FJ : Bonjour !

    LT : Vous êtes rédacteur en chef du Café pédagogique. Un mot sur cette querelle.

    FJ : Alors, gros dossier, grande querelle entre les chercheurs. Cela a commencé par un article sur Stanislas Dehaene, il y a eu une reprise par Rémi Brissiaud qui est un pédagogue plutôt spécialiste du calcul d’ailleurs que de la lecture. FR est intervenu avec une certaine virulence en disant qu’il y avait une incapacité des gens du monde éducatif à utiliser la recherche. Voire même il a dénoncé l’institution dans son incapacité. Et enfin Bruno Suchaut est aussi intervenu pour dire que l’on ne consacrait pas assez de temps en fait en classe à l’apprentissage de la lecture. Donc… ça fait quand même beaucoup de choses qui ont été remises en question.

    LT : Bruno Suchaut qui est chercheur en sciences de l’éducation qui dit que le temps moyen qui est consacré en CP à l’apprentissage de la lecture par élève serait de 7 minutes par jour.

    FJ : Voilà, il y a cette obsession du temps qui revient dans ce débat parce qu’il y a 7 minutes par jour pour Bruno Suchaut, il y a 8 ans de retard pour Franck Ramus et il y a l’inquiétude des parents surtout dans l’année de CP où ils ont peur, ils comptent les jours pour savoir quand leur enfant saura lire.

    LT : Une attitude tout à fait compréhensible, n’est-ce pas FR ? Alors merci d’être avec nous aujourd’hui. Bonjour !

    FR : Bonjour !

    LT : Vous êtes chercheur en sciences cognitives. Votre laboratoire c’est l’institut d’études de la cognition à l’école normale supérieure à Paris. Avec vous et au téléphone, Roland Goigoux. Bonjour !

    RG : bonjour :

    LT : Vous êtes professeur des universités à l’Université Blaise Pascal à Clermont-Ferrand et vous êtes surtout spécialiste de l’apprentissage de la lecture. Dernier ouvrage en date : Lector et Lectrix avec Sylvie Cèbe, chez Retz. On va poser un petit peu le décor : pourquoi cette question de l’apprentissage de la lecture et comment reste-t-elle si présente comme une grande question éducative en France.

    Écoutez ce reportage de TF1 (du 6 novembre 2013) :

    Maîtresse : Re et e ça fait … ?

    Elève : re.

    L’Éducation nationale a quand même vraiment insisté un bon bout de temps sur la méthode globale et on a vu quand même que ça a fait un peu des désastres chez les enfants. Donc beaucoup ne savent pas vraiment lire. Puis il y en a certains au CM1 qui sont encore en train de buter sur plein de mots. C’est quand même très simple d’apprendre aux enfants syllabe par syllabe.

    Journaliste : Avec 80 000 exemplaires édités chaque année, Boscher est un best-seller, mais il y en a d’autres. [Voix de femme (elle montre les manuels dans une grande surface) : méthode classique et syllabique.] La bonne méthode de lecture de 1866 est de plus en plus réclamée. De même pour Bien lire et aimer lire de 1962 fondée sur l’apprentissage par le mime. L’école d’autrefois séduit.

    Libraire : Alors il y a des grands-parents bien évidemment parce que ça leur évoque quelque chose. Mais les parents viennent régulièrement. On voit surtout de jeunes mamans qui s’étonnent de la lenteur d’apprentissage de leurs enfants.

    Journaliste : Un engouement souvent mal vu par les enseignants.

    Une enseignante : Je pense que c’est effectivement extrêmement perturbant d’avoir plusieurs méthodes de lecture et plusieurs façons d’appréhender la lecture pour les enfants.  La méthode Boscher, si on parcourt un peu ce livre, il y a plein de mots qui sont utilisés qui n’existent plus dans la vie quotidienne des enfants aujourd’hui.

    (extrait film Être et avoir) Enfant qui lit : Entends-tu

    Maître : ces petits bruits

    Enfant : ces petits bruits bizarres dans la nuit ? Le plafond.

    Maître : Non le plan…

    Enfant : Le plancher craque.

    LT : Et à la fin, c’est un extrait du film Être et avoir. Mais, sur ce reportage de TF1, ce qu’on peut voir, ce qu’on constate c’est que l’apprentissage de la lecture et la méthode Boscher, c’est devenu un vrai marronnier. François Jarraud ?

    FJ : Alors c’est vrai que c’est une question qui est à plusieurs niveaux. L’apprentissage de la lecture, ça a été une question, c’est une question qui est très politisée. Il faut se rappeler les années 2006-2007. Gilles de Robien, ministre qui utilise l’enseignement de la lecture pour détourner un peu l’attention des coupes budgétaires qu’il pratique dans l’éducation et qui en fait un objet politique dont les instituteurs et les professeurs des écoles ont quand même énormément  souffert. C’est ensuite une question sociale. C’est peut-être ça qu’on oublie le plus souvent. C’est qu’en fait ça fait plus d’un siècle qu’on pose la question de l’apprentissage de la lecture, mais on la pose souvent avec de mauvaises questions. Parce que la question, c’est pas seulement la bonne méthode. La question, c’est surtout l’apprentissage de la lecture dans certaines catégories de la population. Il y a des catégories de la population où la question de l’apprentissage ne se pose pas. Et il y a des catégories de la population où elle se pose. C’est une question que Binet il y a un siècle a déjà affrontée – c’est un grand psychologue du tournant de la fin du 19e, début 20e siècle : pourquoi les enfants d’ouvriers ont du mal à apprendre à lire et à écrire vingt ans après l’école de Jules Ferry ? Donc il y a cette dimension-là, il y a la dimension de la recherche, et puis il y a la dimension passionnellesdes familles parce que c’est une immense joie pour les enfants d’apprendre à lire et à écrire et c’est une immense joie bien sûr pour les parents d’apprendre à lire et à écrire. Et c’’est une immense inquiétude quand ils voient que ça arrive trop tard. Même parfois c’est une inquiétude quand ça arrive trop tôt, apparemment.

    LT : Inquiétude et joie, sentiments mêlés autour de l’apprentissage de la lecture, donc. RG, cela fait très longtemps que vous travaillez sur ce sujet. Est-ce que vous le percevez aussi comme un sujet idéologique, idéologisé ? et pour peut-être prolonger ce qu’a dit FJ, est-ce que la méthode globale ce serait un truc de gauche et la méthode syllabique un truc de droite ?

    FJ : Je n’ai pas dit ça.

    LT : Oui, mais c’est perçu comme ça par beaucoup de gens.

    RG : Oh bah certainement pas. Cette dichotomie est complètement fausse, complètement erronée. Non, je pense que c’est un sujet complexe sur lequel se mêlent les préoccupations des familles que je comprends parfaitement (on a envie que son enfant débute bien à l’époque primaire parce que beaucoup de choses vont en dépendre donc là le marché éditorial du parascolaire est énorme, vous le savez bien, les cahiers de vacances se vendent très très bien)

    LT : Dès la maternelle.

    RG : Tout le monde veut que son enfant apprenne bien et essaie de l’aider donc là-dessus rien de surprenant, ça me paraît assez normal. C’est peut-être amplifié sur cette question de la lecture parce que justement le débat est assez confus et des choses assez contradictoires sont dites donc chacun essaie de renforcer le travail familial. Mais si je peux me permettre, il me semble que le débat est d’autant plus confus que justement comme on manque cruellement de données avérées, de données scientifiques sur l’efficacité des pratiques pédagogiques réalisées en classe, comme on manque de ces données, pour le coup ça laisse libre cours aux thèses les plus extrêmes et les plus alarmistes dans tous les sens, et notamment au prix de descriptions assez fausses de ce qui se passe aujourd’hui dans les classes. Quand on dit qu’aujourd’hui encore la méthode globale fait des désastres, désolé, mais tout ce qu’on observe nous en classe montre qu’il n’y a absolument plus de méthode globale dans les classes françaises. Donc là il y a beaucoup d’inquiétudes qui peuvent être excessives.

    LT : On va y revenir aux méthodes employées dans les classes. Franck Ramus, c’est un constat que vous partagez : l’absence d’études suffisantes, l’absence d’études rigoureuses sur la question.

    FR : Oui et non. C’est vrai qu’en France il y a très très peu de recherches scientifiques sur l’efficacité des pratiques pédagogiques de manière générale, très très peu pour ne pas dire pas du tout. Mais en même temps on ne peut pas dire : « ah bah donc on ne sait rien et donc on ne peut rien recommander. » Parce qu’on ne peut pas ignorer que de telles recherches ont été conduites à l’étranger. Et on ne peut pas faire comme si on ne savait rien, comme si les Américains et les Anglais n’avaient pas travaillé. Et moi, ce que je regrette, c’est qu’effectivement en France on se comporte un petit peu trop en isolation, en autarcie totale du reste du monde en faisant croire qu’on ne sait rien et que donc on ne recommande rien.

    LT : Alors, cher professeur, que sait-on ?

    FR : Non, on sait plein de choses. On sait qu’effectivement, d’abord la question de l’apprentissage de la lecture c’est pas juste une question de milieu social, c’est pas juste les enfants d’ouvriers qui ont du mal à apprendre à lire et les enfants de cadres la lecture leur viendrait naturellement comme par magie. Non, c’est pas comme ça. La lecture ça nécessite un enseignement particulier de la part d’enseignants qui sont formés à cet effet, qui ont des compétences bien spécifiques, et toutes les manières d’enseigner la lecture ne sont pas égales. Certaines sont plus efficaces que d’autres. Et on a déjà pas mal d’études expérimentales qui ont évalué rigoureusement l’efficacité comparée de différentes méthodes et donc en gros on sait quand même des choses sur différentes catégories de méthodes dont certaines sont supérieures aux autres.

    LT : Lesquelles ?

    FR : Ce qu’on appelle les méthodes phoniques, c’est-à-dire les méthodes qui enseignent systématiquement, explicitement et intensivement  les relations entre les lettres et les sons qui sont supérieures aux méthodes qui sont non-phoniques, qui incluent celles qu’on appelle globales (mais globale, si vous voulez, c’est un mot qui est trop flou pour être vraiment très utile dans ce débat), et donc toutes les méthodes qui soit n’enseignent pas du tout les relations entre les lettres et les sons soit les enseignent d’une manière un petit peu aléatoire, non systématique.

    LT : Donc il faut commencer par bien enseigner la reconnaissance phonologique (moi c’est les mots, les termes que je rencontre habituellement), les correspondances graphème-phonème, c’est ça ?

    FR : Exactement, les correspondances graphème-phonème. Et donc appendre à l’enfant à déchiffrer les mots et donc tous les mots qu’il découvrira par la suite, même ceux qu’il ne connaît pas encore.

    LT : Quelles sont vos connaissances, FR, quant à la capacité des enfants à apprendre à lire ? A quel âge en général ou plutôt à quoi reconnaît-on qu’un enfant est prêt, que son cerveau est prêt à apprendre à lire ?

    FR (11’10’’) : C’est une question compliquée parce que ça varie selon les enfants. En gros, vers 6 ans, la plupart des enfants sont prêts, c’est ce qu’on constate en CP quand même ils arrivent tous à peu près à apprendre à lire en CP.

    LT : Mais à quoi ça correspond chez l’enfant ?

    FR : Mais certains sont un petit peu en retard dans leur développement. Ca correspond à une certaine maturité si vous voulez des capacités de langage, à la fois du vocabulaire, de ce qu’on appelle la conscience phonologique, qui est la capacité à conceptualiser les unités élémentaires de la parole, à y prêter attention et à les manipuler mentalement, et donc qui va conditionner la capacité à les associer aux lettres. Donc voilà ce sont essentiellement des compétences de langage et des compétences métacognitives qui vont permettre à l’enfant d’’aborder cet apprentissage et donc voilà chaque enfant a un petit peu son rythme d’apprentissage. A l’âge de 6 ans, une majorité sont prêts. Mais il y en a toujours une minorité qui sont un petit peu en retard. Évidemment il a aussi une minorité qui sont prêts dès quatre ans. Forcément quand on fait de l’enseignement en classe entière pour une grande population, on est obligé de faire un compromis qui convient à la majorité et je pense que 6 ans c’est à peu près correct.

    LT : On va revenir au manque d’études scientifiques, RG, mais vous allez nous commenter l’intervention de FR, mais il n’y a pas seulement la méthode employée, il y a aussi la manière dont le professeur se comporte en classe. (12’20) Et ça, c’est pas seulement une méthode, c’est aussi  une façon d’appliquer les méthodes.

    RG : Parlons tout d’abord des méthodes puisque FR, à juste titre, a dit que bien sûr on sait des choses et ces choses-là je les connais, je les prends comme acquises, notamment depuis les grandes synthèses américaines du début des années 2000 (= National Reading Panel). Au passage, ce que vient de dire FR sur la supériorité des méthodes phoniques sur les non-phoniques, je le partage tout à fait, et c’est tellement consensuel que ça a été écrit dans le rapport de la conférence de consensus organisée par le ministère de la recherche et donc on a un texte de 2003 (voir ici) qui était un texte très consensuel sur le plan scientifique qui réunissait des psychologues cognitivistes comme Michel Fayol, des didacticiens, des pédagogues et là-dessus on est d’accord sur le fait que ces méthodes phoniques qui enseignent explicitement le code – les correspondances entre les lettres et les sons – sont nécessaires à nos enfants.  Donc là-dessus, pas de doute, on est d’accord.  Mais, si on prend l’étude que nous sommes en train de réaliser sur le terrain, avec un échantillon représentatif de 135 classes de cours préparatoire. Les méthodes non-phoniques dont parle Franck Ramus représentent 2 manuels sur les 30 utilisés. En fait, 2 classes sur les 135 que nous étudions.

    LT : Alors, pour être très clairs, parce qu’on n’est pas tous enseignants en cours préparatoire,  loin de là, donc, qu’est-ce que c’est si ce ne sont pas des méthodes globales ?

    RG : Les non-phoniques ?

    LT : Oui.

    RG : Oui, ce sont des variantes des méthodes globales. Là-dessus, je suis d’accord avec Franck Ramus. Ce sont des gens qui étudient les correspondances de manière très tardive et très aléatoire.

    LT : Et qu’est-ce qu’on fait en attendant ? On reconnaît des mots ?

    RG : Voilà. Il y a beaucoup de mots qui sont identifiés ou qui sont identifiés par ceux qui savent déchiffrer dans la classe et puis on passe un peu sous silence la manière dont les enfants arrivent à déchiffrer. Donc là-dessus on est d’accord que ça c’est plutôt à éviter et que c’est largement consensuel depuis, depuis au moins les programmes de 95.  

    Ce qui est compliqué et que les travaux anglo-saxons ne nous aident pas à éclairer, c’est dans les méthodes phoniques – dont je redis aujourd’hui : sur les 135 qu’on étudie, elles sont à l’œuvre au moins dans 130, donc qui sont archi-dominantes  - il y a en réalité une assez grande diversité entre ceux qui enseignent les correspondances entre les lettres et les sons très tôt et très vite, sur un tempo rapide (par exemple, en novembre, certains ont étudié 25 correspondances entre les lettres et les sons) alors que d’autres vont plus doucement et n’ont en novembre étudié qu’une demi-douzaine ou une douzaine. Donc, là-dessus, qui a raison, qui a tort ? Ceux qui vont plus vite ou ceux qui vont plus lentement ? Première question de recherche.

    Deuxième question de recherche : Doit-on donner à lire à des enfants des phrases qui soient entièrement déchiffrables, 100% déchiffrables ? C’est la thèse des méthodes syllabiques.  Interdit de donner à lire aux enfants des phrases qui soient constituées par des mots qu’ils ne puissent pas totalement déchiffrer. Alors évidemment ça donne des phrases bizarres parce que quand on a étudié qu’une vingtaine de correspondances, on est obligé de fabriquer des phrases qui sont-  on va dire - des prétextes à la lecture.

    LT : Par exemple ?

    RG : Le rat a vu le chat. Il fuit. Le chat a léché le sirop. Il a volé la morue. Léo l’a mis dans la rue. (S1670 : méthode Léo et Léa, « dans » non-déchiffrable à ce moment ; 13 correspondances graph-phon dans ces phrases : a e i o u é l ch f s r m v + dans) Si vous écrivez ces phrases-là, c’est simplement parce qu’elles sont 100% déchiffrables lorsque vous êtes dans la huitième leçon et que vous avez étudié avant le re, le e, le a, le le, mais pas le reste, voilà, c’est tout. Donc soit vous allez vite et vous donnez du 100 % déchiffrable, soit vous allez un peu plus lentement, mais vous donnez quand même du très déchiffrable, soit vous allez encore plus lentement et vous donnez des supports qui sont pour une part déchiffrables pour une autre part qui comportent des mots très fréquents que les élèves vont connaître sur la plan comment dire orthographique, c’est-à-dire qu’ils vont savoir que le mot avec, est (e, s, t), même si on n’a pas appris à le déchiffrer, il se lit est et s’orthographie e, s, t. Donc les maîtres la plupart du temps trouvent une sorte de compromis entre une grande part de mots déchiffrables, une petite part de mots qui sont connus comme des mots entiers (d’ailleurs au passage les programmes de 2008 et les circulaires de 2006 permettaient cette chose-là) et d’autre part des mots que les enfants ne connaissent pas encore et que le maître leur donne lorsqu’ils les découvrent dans un texte.

    Donc le gros débat aujourd’hui en France, c’est un débat sur le dosage, mais l’accord il est fort avec ce qu’a dit Franck Ramus tout à l’heure : il faut cet enseignement systématique et explicite des correspondances graphèmes-phonèmes. Alors ça ne veut pas dire que tous les maîtres le font mais ça veut dire qu'au moins les chercheurs sont d’accord là-dessus, et ce qu’on essaie de trouver aujourd’hui, c’est de voir si on peut répondre à quelques-unes de ces questions sur les dosages, sur les tempos, sur les proportions, et pour être plus clair encore, sur le fait qu’on ne fasse que de l’enseignement du déchiffrage ou qu’on doive et qu’on ait intérêt à l’associer à de l’enseignement de l’encodage, et pas seulement du décodage, en d’autres termes qu’on fasse beaucoup d’activités d’écriture tout autant que d’activités de lecture. Ça, on le voit dans notre étude, beaucoup de maîtres consacrent beaucoup de temps à l’encodage, certains y consacrent zéro minute. Donc là il y a des contrastes énormes entre les maîtres.

    Et la troisième zone de contraste, c’est le fait que les maîtres travaillent ou pas sur - ce qu’on pourrait dire - la langue française, et notamment le vocabulaire, parce que si les enfants comprennent mal, c’est notamment parce qu’ils ont une base lexicale trop faible et que très vite, même s’ils savent déchiffrer, ils ne comprennent pas ce qu’ils lisent, parce qu’’ils ne connaissent pas les mots qu’ils déchiffrent. Certains maîtres retardent cet enseignement systématique au cours élémentaire, d’autres essaient de le mener de front au cours préparatoire. J’aurais tendance à penser qu’ils ont raison. Mais là encore, c’est une intuition. Il nous faut des faits plus solides pour savoir quelles sont les meilleures proportions entre ces différents domaines d’enseignement qui peuvent être conduits simultanément ou successivement.

    LT : D’où votre étude, mais on va y revenir.

    […] intermède musical

    LT : Chanson plus bifluorée, c’est une chanson sur la grammaire choisie par notre réalisatrice Vanessa Nadjar, et nous parlons de la lecture, de l’apprentissage de la lecture et du manque relatif d’études françaises, mais Roland Goigoux était en train de nous raconter justement qu’il menait une grande étude sur la question et Franck Ramus, lui, nous disait que des études existent tout de même à l’étranger, particulièrement dans le monde anglo-saxon, des études éclairantes sur la manière dont les enfants apprennent mieux, bien à lire. Toutefois, ce qu’on constate aussi en France, d’après les études menées sur les élèves, François Jarraud, c’est que ces élèves ne sont pas franchement de mauvais lecteurs car ils déchiffrent mal, leur problème c’est plus la compréhension. Ça, c’est l’étude PISA de l’OCDE qui nous l’apprend, et une autre étude qui s’appelle PIRLS, dont on a pris connaissance en décembre 2012, étude menée en 2011 sur des élèves de CM1 dans laquelle la France voyait ses résultats baisser considérablement et surtout parce que les élèves ne comprennent pas de simples textes informatifs, ou en tout cas ils sont trop nombreux à ne pas les comprendre. François Jarraud.

    FJ : (21’10) Alors là ce que vous introduisez c’est la durée, c’est-à-dire qu’effectivement apprendre à lire, c’est pas simplement apprendre à lire en CP. Apprendre à lire, ça dure pendant toute la scolarité, au moins jusqu’à la fin du primaire. On voit bien en Afrique par exemple où pour tout un tas de raisons les enfants sont retirés de l’école, ils perdent la lecture. Ca peut se perdre très facilement. Donc il y a une durée et dans cette durée il y a des apprentissages à faire, et dans ces apprentissages c’est clair que les apprentissages d’écriture – c’est ce qu’avait montré Ouzoulias qui est un chercheur qui est malheureusement disparu il y a peu de temps - Roland Goigoux y a fait allusion tout à l’heure, les activités d’écriture sont très importantes. La lecture c’est un acte social. C’est pour ça que je crois qu’on ne peut pas éliminer la sociologie de la lecture comme ça a été dit tout à l’heure. Il y a bien une sociologie de la lecture qui existe.

    FR : il y en une sans aucun doute ; ce n’est pas le seul facteur en jeu, c’est ce que je voulais dire.

    FJ : Non, ce n’est pas le seul facteur, mais c’est quand même un facteur qui pèse extrêmement lourd et qui fait que si les enfants ne sont pas dans des stratégies, dans des habitudes de lecture en famille, c’est quand même très difficile d’apprendre à lire. C’est une pratique sociale. Il faut que l’école fasse de la lecture, introduise l’enfant dans cette pratique sociale. Et c’est un peu ce que Roland Goigoux disait tout à l’heure avec les activités d’écriture.

    LT : (22’15) C’est une question que je trouve passionnante, FR, de savoir comment des apprentissages - et peut-être vous en tant que chercheur qui s’intéresse à la façon dont notre cerveau fonctionne vous pouvez nous répondre – comment des apprentissages peuvent s’ancrer vraiment profondément. On sait qu’il y a beaucoup de mal-lisants parce qu’on ne parle pas vraiment d’analphabètes, mais plutôt de gens qui ont de grosses difficultés parce qu’ils ont oublié.

    FJ : 10%.

    FR : Ouais. Je crois pas trop à l’oubli de la lecture. Pour moi, c’est un peu comme la bicyclette. Une fois qu’on a bien appris, on a appris pour la vie.

    FJ : C’est ce qu’on voit en Afrique, hein, par exemple.

    FR : Ben, j’ai pas vu les études. Après, vous parlez des études où on regarde les difficultés de lecture bien plus tard que le CP et donc effectivement quand on arrive en CM1 et a fortiori en 5e ou en 4e, quand on fait l’étude PISA, (23’00) évidemment le déchiffrage est un stade qui est totalement dépassé, et les seuls problèmes qui persistent sont des problèmes en compréhension qui découlent en fait de problèmes de compréhension déjà du langage oral si vous voulez. La compréhension en langage écrit ne va pas pouvoir dépasser la compréhension en langage oral. Mais donc évidemment c’est regarder le problème à un niveau différent de celui du CP où effectivement le but de ce qui se passe en CP c’est de mettre le pied à l’étrier aux enfants et de leur donner le plus vite possible les outils qui vont leur permettre de lire tout seuls et d’apprendre des mots en lisant.

    LT (23’35) : Mais c’est vrai que ce qu’on reproche à la méthode syllabique ou aux méthodes trop syllabiques c’est de priver les enfants du sens de la lecture, je reprends un peu ce que disait, heu, Roland Goigoux…

    FR : Oui, mais ça c’est faux, c’est faux,

    LT : C’est faux, dites-nous pourquoi.

    FR : Disons, c’est caricatural. Je trouve que les détracteurs des méthodes syllabiques ont beaucoup trop tendance à les caricaturer et à en faire des méthodes où on ne peut lire que des mots comme pipi et caca. C’est un peu absurde.

    LT : Merci pour ces exemples.

    FR ( 24’00) : Je vous en prie. C’est pas tout à fait correct de les représenter comme ça et il y a des méthodes syllabiques qui ont un vocabulaire tout à fait riches et qui proposent aux enfants des phrases à lire qui les intéressent. Donc faut pas du tout poser le débat comme ça.

    LT : Mais très concrètement, pour vous, d’après vos connaissances scientifiques, une méthode un peu mixte qui introduit dès le départ des mots-outils (c’est comme que ça s’appelle dans les manuels de lecture), est-ce que ça peut brouiller pour les élèves des apprentissages, est-ce que ça peut freiner certains d’entre eux dans un bon apprentissage de la lecture ?

    FR : Eh ben, je ne sais pas, parce que les recherches n’ont pas été conduites et sur ce point je rejoins tout à fait Roland Goigoux sur l’intérêt de mener des recherches qui permettent d’évaluer des hypothèses aussi précises que ça et de regarder l’impact de l’utilisation de mots-outils qui ne peuvent pas être déchiffrés à ce stade-là, l’impact de l’écriture ou pas, M. Jarraud a affirmé que les pratiques d’écriture étaient très importantes, on ne le sait pas parce qu’on ne l’a pas évalué, ( 25’00) donc évaluons-le, j’espère que Roland le fait. Pareil sur la question des approches analytiques versus synthétiques, il faut savoir que quand on dit méthodes syllabiques, on veut dire méthodes phoniques synthétiques, c’est-à-dire qui partent des petites unités pour former les grosses, alors qu’il y a les approches analytiques qui partent des grandes unités pour les décomposer en petites. Et puis les méthodes mixtes sont censées être un petit peu entre les deux. Là aussi, sur l’efficacité comparée des méthodes analytiques et synthétiques, on a des éléments mais on ne peut pas dire que l’on puisse totalement trancher d’une manière satisfaisante, donc ça aussi j’espère que c’est quelque chose qui est évalué dans l’étude de Roland Goigoux.

    LT : (25’35 sur 31’02) On en vient au vrai sujet de cette émission : ça fait des décennies en France qu’on s’écharpe sur un sujet sur lequel la science n’a pas tranché parce que c’est impossible, parce que les études n’ont pas été menées.

    FR : Visiblement en France on produit un discours sur l’éducation, mais on ne met jamais ce discours à l’épreuve des faits, alors qu’on connaît toutes les méthodes disponibles pour le faire. Ce sont des méthodes expérimentales où on teste les apprentissages des enfants avant une méthode, après une méthode, et puis on regarde s’ils progressent, et on compare s’ils progressent plus en ayant suivi telle méthode ou telle autre, et dans méthode j’englobe l’ensemble des pratiques pédagogiques, évidemment la manière dont l’enseignant se comporte en classe, dont il tient sa classe et dont il communique avec les enfants. Ca compte aussi et ça doit faire partie intégrante de ce qu’on évalue.

    LT : Roland Goigoux sur l’étude que vous menez. Décrivez-la nous.

    RG : Nous avons donc 135 classes, ce qui représente un petit peu moins de 3 000 élèves. Donc 135 maîtres volontaires qui ont accepté que l’on évalue leurs élèves avec des outils qui sont vraiment des outils très rigoureux que nous partageons d’ailleurs avec les psychologues de la cognition.

    LT (26’40) : Et quand pourrez-vous nous donner les conclusions de cette étude ?

    RG : Bah, vous avez compris que les élèves sont encore en train d’apprendre et que nous allons les évaluer au mois de juin, donc une fois que nous les aurons évalué au mois de juin, nous allons faire toute une série de calculs statistiques très compliqués et très longs pour essayer d’interpréter les progrès des élèves et pour les interpréter évidemment on utilise des modèles statistiques qu’on appelle multivariés, multiniveaux, dans lesquels on met toute une série de caractéristiques qui pourraient – comment dire – influencer les performances finales. On va mettre les caractéristiques de l’âge des enfants, de leur origine sociale, de la langue parlée à la maison, mais on va aussi mettre toute une série de caractéristiques de leur contexte d’enseignement : est-ce que ce sont des élèves faibles qui sont dans des classes faibles ou est-ce que ce sont des élèves faibles qui sont dans des classes fortes ? Donc on va caractériser les niveaux scolaires des classes. Puis on va prendre en compte les caractéristiques des enseignants : nous avons choisi de prendre des enseignants expérimentés qui aient au minimum trois ans d’expérience du cours préparatoire puisque ce qu’on voulait savoir, c’était si leur choix didactique influençait les apprentissages des élèves et on voulait pas avoir juste une comparaison entre le fait que des maîtres expérimentés étaient meilleurs que des maîtres novices.

    LT (28’11) : RG, on n’a plus beaucoup de temps. Juste, quand est-ce que vous pourrez revenir nous en parler dans Rue des écoles ?

    RG : Je pense que nous aurons des résultats à l’automne, le temps de faire le traitement de toutes ces épreuves. Dites-moi, juste une chose, c’est que nous contrôlons très précisément les pratiques pédagogiques des maîtres, c’est-à-dire que nous avons passé trois semaines complètes dans chacune des 135 classes, ça veut dire qu’il y a 140 enquêteurs dans cette étude qui ont passé trois semaines intégrales à enregistrer, filmer, coder les pratiques pédagogiques, ce qui veut dire que les questions que posait Franck Ramus tout à l’heure, oui nous aurons des éléments : à quelle vitesse ont-ils étudié le code ? combien de temps ont-ils passé à faire écrire leurs élèves ? ont-ils procédé de manière analytique ou synthétique ? Voilà, ce seront nos variables. (29’00) Nous contrôlerons donc les pratiques pédagogiques et nous verrons à quoi nous pouvons imputer l’efficacité différentielle de leurs pédagogies.

    LT : Merci beaucoup Roland Goigoux, merci Franck Ramus, M. Jarraud, un mot très bref sur le forum des enseignants innovants, (29’16) c’est au mois de mai à Bordeaux.

    […]

     

    Evaluer scientifiquement les méthodes d'apprentissage de la lecture (Rue des écoles, France Culture, 07/05/2014)

    « Le stylo serait plus efficace que l’ordinateur pour prendre des notes en cours (Psychological Science)Roland Goigoux, La guerre des méthodes est finie (Libération, 02.09.2005) »

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