• Laurence Rieben, Le 21ème siècle verra-t-il (enfin) la disparition des polémiques stériles sur l’apprentissage de la lecture ? (2004)

    Laurence RIEBEN

    Le 21ème siècle verra-t-il (enfin) la disparition des polémiques stériles sur l’apprentissage de la lecture ? (2004)

    Formation et pratiques d’enseignement en questions, n° 1 / 2004 / pp. 17-25

    http://www.revuedeshep.ch/pdf/vol-1/2004-1-rieben.pdf

    Les résultats obtenus au terme de trois décennies de recherche sur le traitement du langage écrit devraient permettre de dépasser l’ère des polémiques. L’état des travaux existants suffit à démontrer que l’acquisition de la lecture est un processus complexe et multidimensionnel. Dans la première partie de cet article, nous résumons les apports de la recherche dans les domaines de l’identification des mots et de la compréhension, de même que dans celui des représentations de l’écrit et de ses fonctions. Dans la deuxième partie, nous recensons quelques questions dont les réponses devraient avoir des implications pour l’école. Nous concluons en mettant l’accent sur l’importance de la formation des enseignants et sur la nécessité de l’enseignement-apprentissage de la lecture tout au long de la scolarité primaire.

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    Qu’a-t-on appris ces trente dernières années ?

    Identification des mots et compréhension

    Un premier apport des travaux de recherche réside dans la distinction établie entre les processus d’identification des mots et les processus de compréhension de l’écrit. Le modèle simple de la lecture de Gough (Gough et Juel, 1989) illustre ce point puisqu’il suggère que la compréhension en lecture comporte deux composantes : l’identification des mots et la compréhension du langage oral. Chacune de ces composantes est nécessaire mais aucune n’est suffisante pour permettre la lecture. Selon cette vue, la reconnaissance des mots est la seule composante spécifique de la lecture, puisque les aspects de compréhension sont estimés, en première approximation, les mêmes que ceux identifiés dans la compréhension du langage oral. Pour illustrer la relative indépendance des deux composantes, Gough fait référence à une anecdote : John Milton, devenu aveugle dans sa vieillesse, souhaita néanmoins relire ses classiques grecs et latins. Pour ce faire, il enseigna à ses filles à décoder le grec et le latin afin qu’elles puissent oraliser un texte qu’il était le seul à pouvoir comprendre. Les deux processus peuvent donc être théoriquement dissociés mais la présence d’un seul d’entre eux ne permet pas la lecture, c’est-à-dire la compréhension du langage écrit. Cette distinction centrale entre identification et compréhension permet de décrire quatre profils de lecteurs : les bons compreneurs et décodeurs, les bons compreneurs et faibles décodeurs, les faibles compreneurs et décodeurs et les faibles compreneurs et bons décodeurs. Le premier de ces profils ne pose pas de problème particulier aux enseignants puisqu’il concerne des élèves qui apprennent à lire aisément, par contre les trois autres profils caractérisent des lecteurs en difficulté qu’il faut impérativement aider de façon différenciée. L’observation des élèves dans des situations d’apprentissages scolaires impliquant le langage écrit et/ou oral devrait permettre aux enseignants d’établir ces profils et d’apporter dès les débuts de l’apprentissage les régulations nécessaires

    Toutefois, pour différentes raisons, ce niveau élémentaire d’analyse n’est pas suffisant. D’abord parce que les mécanismes de décodage et de compréhension ne sont, en fait, pas totalement indépendants. Dès la fin des années soixante-dix, on a montré qu’un certain niveau d’automatisation de la reconnaissance des mots est nécessaire à la compréhension et non pas l’inverse. En fait, l’influence du contexte (traitement du sens) décroît avec le niveau de maîtrise de la lecture (West et Stanovich, 1978 ; Perfetti et Roth, 1981). Ce sont les lecteurs débutants ou les lecteurs en difficulté qui prennent appui sur le contexte alors que les bons lecteurs lisent aussi rapidement un mot qu’il soit présenté dans un contexte prévisible ou non. Les mécanismes d’identification des mots deviennent alors si rapides et irrépressibles qu’ils devancent les inférences qui peuvent être faites en traitant les significations. Ainsi le slogan lire c’est deviner, à la mode il y a une quinzaine d’années, a été dévastateur lorsqu’il a été érigé en objectif pédagogique fondamental. Le devinement est une conduite de résolution de problème, certes intelligente, caractérisant le débutant lecteur qui utilise les moyens à sa disposition pour comprendre un message. Il ne s’agit donc pas de le censurer ou de le pénaliser, mais d’en montrer les limites puisqu’il peut conduire à des inexactitudes. Par exemple, la lecture de bateau pour le mot navire présenté sous une image devrait conduire à un échange avec l’enseignant amenant l’élève à utiliser ses connaissances du code pour contrôler ses déductions et comprendre que l’on n’a plus besoin de deviner lorsque l’on peut identifier les mots avec plus d’assurance. Nos propres observations en situation de classe nous ont enseigné que la plupart des enfants utilisent très spontanément leurs connaissances du code dans une tâche de recherche de mots dans un texte de référence (Rieben et Saada-Robert, 1991). Toutefois l’attention de quelques-uns doit être renforcée sur ce point pour éviter qu’ils ne s’enferment dans une représentation de la lecture-devinette. En conclusion, moins les processus d’identification des mots sont laborieux - autrement dit plus ils sont automatisés - plus le lecteur pourra consacrer les ressources de sa mémoire de travail au traitement du sens. La compréhension on-line n’est donc possible que grâce à l’extrême automaticité et rapidité de l’identification des mots. Ainsi, insister sur l’importance de l’identification des mots, c’est en même temps valoriser le but ultime de la lecture qui vise la compréhension de l’écrit.

    À cette première raison de dépasser la dichotomie décodage-compréhension s’ajoute le fait que chacun de ces processus peut être analysé plus finement. Ainsi, nous allons consacrer quelques lignes à présenter séparément les apports de la recherche dans chacune de ces deux facettes de la lecture.

    Les processus et les composantes en jeu dans l’identification des mots

    Dès les années soixante, les chercheurs ont développé différents modèles de l’identification des mots écrits chez le lecteur dit expert (pour une revue de questions en français, voir Baccino et Colé, 1995) et chez l’enfant en cours d’apprentissage (Rieben et Perfetti, 1989 ; ONL-Observatoire National de la Lecture, 1998). Bien que cette question reste encore ouverte et controversée, il existe un certain consensus pour considérer que tout lecteur utilise au moins deux voies principales (appelées aussi routes) pour identifier les mots. L’identification s’effectuerait soit par un processus alphabétique (appelé aussi processus d’assemblage ou route graphophonologique), soit par un processus orthographique (appelé aussi processus d’adressage ou route visuelle). Le processus d’assemblage permet de lire correctement les mots nouveaux à condition que ceux-ci présentent une orthographe régulière. Il est aussi le seul possible pour lire des pseudo-mots qui, par définition, n’ont pas pu être stockés en mémoire. Le processus d’adressage permet de lire rapidement tous les mots qui ont déjà été stockés dans la mémoire lexicale et donc de lire correctement les mots irréguliers.

    Chez l’enfant très débutant qui ne connaît encore ni le nom ni le son des lettres, aucune de ces deux routes n’est fonctionnelle. Un autre processus, dit logographique, a été décrit pour rendre compte des premières identifications, vers 3-4 ans. Il consiste à traiter le mot comme un dessin en utilisant des indices liés à sa forme globale ou au contexte dans lequel le mot est rencontré (par exemple, reconnaître Coca-Cola inscrit sur une bouteille). Les recherches ont suggéré l’existence de stades ou phases dans l’identification des mots, les enfants passant d’un traitement logographique à un traitement phonographique, et enfin à un traitement orthographique. Cependant, une vision séquentielle trop stricte de cette acquisition a été remise en cause depuis une dizaine d’années. Actuellement, on a tendance à considérer, d’une part que la phase logographique n’est pas indispensable, et d’autre part que les stratégies orthographiques peuvent apparaître avant 8-9 ans, c’est-à-dire plus précocement que ce qu’on croyait antérieurement. Ainsi, après quelques mois d’apprentissage, les diverses stratégies ont tendance à co-exister plutôt qu’à se succéder au cours de quelques années d’apprentissage (Rieben, 1991 ; Rieben, Sadda-Robert et Moro, 1997). À la question de savoir si ces étapes sont strictement ordonnées ou non s’ajoute une autre question, qui présente encore plus de pertinence pour l’apprentissage : c’est celle des mécanismes permettant le passage d’une étape à une autre. Autrement dit, la question centrale est de savoir ce qui permet à l’enfant de dépasser la stratégie logographique primitive (lorsqu’il la manifeste spontanément) pour passer aux stratégies alphabétique et orthographique.

    Les recherches ont fait émerger trois composantes qui jouent un rôle essentiel dans le passage du traitement logographique au traitement alphabétique (du moins pour les langues alphabétiques) : la compréhension du principe alphabétique, la connaissance des lettres et la conscience phonologique. En ce qui concerne le principe alphabétique, nous y reviendrons plus bas, dans une partie où nous aborderons plus généralement la question des représentations de l’écriture. Contentons-nous pour l’instant de considérer que le principe alphabétique permet de comprendre que les phonèmes (unités les plus petites du langage parlé) correspondent aux lettres (ou groupes de lettres) du langage écrit. Sa découverte par l’enfant est liée au fait que ce dernier puisse découper la chaîne parlée en phonèmes (compétence nommée conscience phonologique et plus spécifiquement phonémique lorsque l’unité traitée est le phonème) et mettre ces unités sonores en correspondance avec le nom (ou le son) des lettres. Depuis plus de vingt ans, des recherches dans différentes langues ont montré, avec une extrême cohérence dans leurs résultats, le rôle capital joué par la conscience phonologique dans l’apprentissage de la lecture. Ces recherches ont également mis en évidence que les enfants ne présentent en général pas de telles capacités avant 4-5 ans. C’est pourquoi, dans de nombreux pays, des programmes d’enseignement de la conscience phonologique ont été développés pour aider les enfants dans leur apprentissage de la lecture[1] (pour les résultats d’une récente méta-analyse, voir Ehri et al. 2001). Malgré l’importance de ce facteur, on aurait tort de le considérer comme un prérequis à l’apprentissage de la lecture en prévoyant une étape au cours de laquelle l’enfant n’est confronté qu’au langage oral avant l’étape où il est introduit dans la langue écrite. En effet, des recherches montrent que la manipulation des phonèmes (qui sont invisibles et éphémères) est d’autant plus efficace que les situations d’apprentissage comportent également des traces tangibles des unités manipulées, et donc en particulier des lettres. Le même raisonnement prévaut pour la connaissance des lettres qui est aussi un très bon prédicteur de l’apprentissage de la lecture. Mais cette caractéristique ne signifie nullement que l’on doive attendre que l’enfant connaisse toutes les lettres de l’alphabet pour commencer de l’impliquer dans des situations complexes de lecture, voire d’écriture. Les deux blocs de base de l’apprentissage de la lecture – les lettres et la conscience phonologique – peuvent être acquis dans des situations de lecture-écriture qui présentent un authentique aspect de communication (Rieben, 1993).

     

    Les représentations de la langue écrite et de ses fonctions

    Jusqu’ici, nous avons mis l’accent sur des travaux issus de la psychologie cognitive qui décrivent des composantes de l’apprentissage de la lecture correspondant à des connaissances déclaratives ou procédurales que l’enfant peut acquérir essentiellement à travers une sensibilisation familiale et/ou l’enseignement scolaire. Dans les années quatre-vingt, un autre courant de recherche – connu sous le nom de littéracie émergente – s’est intéressé aux connaissances et représentations de la langue écrite construites par l’enfant avant même son entrée à l’école et son contact avec l’enseignement formel de la lecture (Teale et Sulzby, 1986). Cette perspective développementale d’orientation néo-piagétienne ou néovygotskienne s’est donc moins intéressée aux acquisitions de l’écrit (learning about print) et davantage aux réflexions sur l’écrit (thinking about print), les enfants étant considérés comme des partenaires actifs de leurs apprentissages. Dans ce cadre, deux composantes ont été spécifiquement étudiées : les conceptualisations de la langue construites par les enfants et la connaissance des fonctions de l’écrit.

    En ce qui concerne les conceptualisations, comme nous l’avons indiqué plus haut, les enfants doivent comprendre que le système d’écriture repose sur des relations entre les propriétés de la langue orale et celles de la langue écrite. On parle alors de la compréhension du principe alphabétique qui peut être évaluée à différents niveaux d’exigence. Selon Ferreiro (2000), la mise en œuvre de ce principe est précédée par une période caractérisée par la recherche d’indices distinctifs entre les marques graphiques figuratives et les marques graphiques non figuratives. Ainsi, l’enfant va commencer par faire la différence entre dessiner et écrire. Par la suite, les enfants de 4-5 ans peuvent appliquer un principe de quantité minimale (un seul caractère ne peut signifier quelque chose, il faut au minimum 2 ou 3 caractères pour qu’une suite de lettres puisse dire quelque chose). Ce principe pourrait correspondre à une sensibilité rudimentaire à la morphologie et non pas encore à une mise en relation entre l’oral et l’écrit qui témoignerait du fait que les enfants comprennent que les mots qui comportent plus de sons doivent aussi comporter plus de lettres. Des tâches plus exigeantes – par exemple, apparier des énoncés écrits et oraux en fonction de leur longueur – permettent de mettre en évidence un principe de quantité. Par exemple, on montre à l’enfant deux cartes sur lesquelles on lui dit que l’on a écrit dinosaure et noix et on lui demande ensuite de montrer le mot le plus long et d’indiquer ce qu’il veut dire (Bialystok, 1997). Toujours selon Ferreiro (2000), pendant la période où l’enfant construit des modes de différenciation entre séries de lettres (ou de pseudo-lettres) émerge un autre principe. Il s’agit du principe de variété interne qui consiste à considérer qu’une séquence de lettres peut avoir une signification à condition de ne pas comporter trop de répétitions de la même lettre (par exemple la séquence MMMM est écartée « parce qu’il y a que des comme ça »). Chez les enfants pré-lecteurs-scripteurs, il n’y a pas de prise en compte des propriétés du texte et les premières interprétations (activités d’affectation d’un sens) sont liées au contexte, Ainsi, vers 4 ans, si un texte (ici un mot) est présenté sous l’image d’une girafe, l’enfant va considérer que ce mot signifie girafe. Cependant, le même mot peut aussi bien dire lion ou cheval s’il est déplacé sous l’image d’un lion ou d’un cheval, le sens attribué pouvant changer autant de fois que le contexte. Quelques mois plus tard, la réussite d’une telle tâche peut être considérée comme mettant en évidence la mise en œuvre d’un principe de décontextualisation. Lorsque les enfants deviennent capables de la résoudre, ils ont compris que seule la forme écrite détermine la signification du mot écrit.

    En ce qui concerne la connaissance des fonctions de l’écrit, il est important d’avoir présent à l’esprit que la définition et les pratiques de lecture varient en fonction des époques et des milieux sociaux. Or, à l’entrée à l’école, et pour beaucoup d’enfants, la lecture n’est pas encore un ensemble de pratiques facilement identifiables. C’est pourquoi, on a aussi insisté sur l’intérêt d’étudier la manière dont l’enfant entre dans le monde de l’écrit (Chauveau, 1997). Certains enfants, dès 5-6 ans, ont une représentation riche du monde de l’écrit qui recouvre à la fois le monde des lettres et de l’alphabet, des livres, de l’ensemble des messages et supports de l’écrit, y compris de leurs fonctions. Ils peuvent également décrire et énumérer différentes pratiques de lecteur. Pour d’autres enfants, il est essentiel que l’école les sensibilise à cette diversité, de même qu’aux finalités de l’apprentissage de la lecture.

    Ces différentes connaissances sur l’écrit ne sont probablement pas indépendantes des connaissances de l’écrit (lettres et conscience phonologique), mais à ce jour les relations entre ces deux types de connaissance ont été insuffisamment explorées.

     

    Les processus en jeu dans la compréhension de l’oral et de l’écrit

    Plus haut, nous avons établi, en suivant le modèle simple de la lecture, que la compréhension du langage oral est nécessaire à l’apprentissage de la lecture. Cependant le concept même de compréhension est extrêmement large et doit à son tour être décortiqué (pour une synthèse des aspects en jeu dans la compréhension voir ONL, 2000). Globalement, les chercheurs sont d’accord de considérer que comprendre un discours ou un texte, c’est construire une représentation mentale de la situation décrite. Cette représentation s’élabore essentiellement à partir d’informations sur les mots (aspects lexicaux) et sur leurs agencements (aspects syntaxiques, y compris morphologiques). C’est ainsi que des recherches ont établi que la présence de mots peu connus affecte la lecture. On s’accorde à considérer que les enfants d’âge scolaire acquièrent environ 3000 formes lexicales par an. Toutefois, il faut relever que l’évaluation de l’étendue et de la qualité du lexique est une opération plus délicate qu’il n’y paraît (Florin, 1993). Quant à la syntaxe, outre quelques problèmes spécifiques, son acquisition et son utilisation présentent un fort parallélisme entre l’écrit et l’oral. Par exemple, dans les deux modalités, la présence de structures syntaxiques complexes, telles que les phrases passives et les phrases relatives, affecte la compréhension. L’importance des aspects syntaxiques est liée au fait que le sens d’une phrase ne peut se réduire au sens isolé de chacun des mots qui la composent. Ainsi les questions de la segmentation des unités et du repérage des fonctions (voir par exemple, les deux façons de comprendre le journaliste nous parle de son studio) et celle de l’ordre des mots (par exemple, la différence entre Heureusement, la dispute se termine et La dispute se termine heureusement) sont essentielles. La compréhension dépend également de l’organisation textuelle. Par exemple, dans les récits, les mêmes phrases sont lues plus vite et sont mieux comprises lorsqu’elles suivent l’ordre des événements (Frochot, Zagar et Fayol, 1987). Mais la construction d’une représentation mentale ne dépend pas que des traitements lexicaux et syntaxiques et de la prise en compte des organisations textuelles, elle fait aussi intervenir d’autres marques linguistiques telles que les déterminants, les pronoms et les connecteurs. En particulier, des recherches ont montré que l’interprétation des marques anaphoriques constitue encore une source importante des difficultés de compréhension à 12-13 ans (Soussi, 1995).

    Outre ces différents éléments linguistiques, d’autres composantes cognitives interviennent dans la compréhension. Les chercheurs ont par exemple étudié le rôle des connaissances préalables du domaine sur lequel porte le texte, de la capacité à faire des inférences, de la mémoire de travail et du contrôle métacognitif. En ce qui concerne l’influence des connaissances sur la compréhension, dès la fin des années soixante-dix, il a été établi que plus le lecteur possède des connaissances préalables du sujet traité, plus il est susceptible de comprendre le texte en profondeur, d’en faire un rappel élaboré et éventuellement d’y apprendre de nouvelles connaissances. L’importance des inférences dans la lecture est reconnue depuis plus longtemps encore. On considère en effet qu’un lecteur a compris un texte lorsqu’il peut aller au-delà de ce qui est effectivement écrit et qu’il est capable d’établir des connections logiques entre les idées exprimées dans le texte. Les inférences peuvent être de différentes natures et leur qualité dépend non seulement du niveau de raisonnement mais aussi des connaissances et expériences antérieures que le sujet peut mobiliser en cours de lecture. Puisque la compréhension suppose l’intégration d’informations provenant de différentes parties du texte, on considère de plus que la mémoire de travail est fortement impliquée dans ce processus. Enfin, un champ de recherche dans le domaine de la métacognition (Brown, 1980) s’est intéressé aux processus d’autorégulation. Il s’agit en fait pour le lecteur de savoir : 1) quand il comprend (ou ne comprend pas) ; 2) ce qu’il comprend (ou ne comprend pas) ; 3) ce dont il a besoin pour comprendre ; 4) ce qu’il peut faire pour améliorer sa compréhension.

    Trois remarques s’imposent pour conclure cet inventaire succinct. D’abord, vers 5-6 ans, au moment où les enfants sont confrontés à l’apprentissage de la langue écrite, une partie importante des structures et des processus qui viennent d’être recensés n’est pas encore fonctionnelle au niveau du langage oral. Leur développement et leur extension à la modalité écrite prend du temps. En effet, même si en première approximation, la compréhension de l’oral s’apparente à celle de l’écrit, les situations d’échange, les genres de discours et les conditions matérielles de production ne sont pas semblables dans les deux modalités. C’est pourquoi, il est désormais admis que l’apprentissage de la compréhension de la lecture est un apprentissage en soi qui, bien qu’amorcé avant même l’entrée à l’école, doit être poursuivi tout au long de l’enseignement primaire. Ainsi, l’Observatoire National de la Lecture (organe consultatif du ministère français de l’Education Nationale) recommande que les programmes destinés aux élèves de 8-11 ans laissent une place pour des séances d’activités de lecture identifiées comme telles (voir l’ensemble des recommandations, ONL, 2000, pp. 341-344).

    Ensuite, il faut considérer que la plupart des composantes intervenant dans la compréhension sont interdépendantes les unes des autres. Par exemple, le lexique et les connaissances préalables d’un domaine ne constituent pas deux aspects totalement indépendants, de même que la compétence à faire des hypothèses est liée à ces deux mêmes composantes. Ce constat est plutôt un atout pour la pédagogie, puisqu’il évite de considérer que les activités de lecture ou autour de la lecture sont forcément des activités spécifiques et morcelées.

    Enfin, bien qu’ayant rejeté plus haut le terme de prérequis, la description des composantes de la lecture donnée jusqu’ici pourrait laisser planer l’idée de relations causales unidirectionnelles, c’est-à-dire envisageant l’effet des composantes sur la lecture et non pas l’inverse. Or bien que moins documentée, la question des conséquences de la pratique de la lecture sur ses composantes et aussi plus globalement sur le fonctionnement cognitif a aussi été soulevée par les chercheurs. La pratique de la lecture induit, d’une part des effets indirects sur les habitudes de pensée dérivant de l’immersion dans les cultures écrites intéressant principalement la sociologie et l’anthropologie (Lévi-Strauss, 1 962 ; Olson, 1 998) et d’autre part des effets directs sur les processus psychologiques et les connaissances des sujets individuels intéressant les psychologues (Stanovich et Cunningham, 1992). Ainsi la lecture est un type d’interface très particulier avec l’environnement, puisqu’elle procure aux individus des opportunités uniques d’acquérir des connaissances déclaratives. De plus les mécanismes intervenant dans la lecture reçoivent une quantité inhabituelle de pratique. Selon des estimations, un lecteur très avide de 11 ans identifierait environ 2,5 millions de mots par année, alors qu’un lecteur parcimonieux du même âge en traiterait encore environ 51 mille. Les recherches auprès d’enfants montrent que la pratique de la lecture contribue à l’explication des différences de compréhension, de vocabulaire, d’identification des mots et de connaissances orthographiques. Ces résultats justifient l’existence d’un « effet Matthieu », terme que Stanovich (1986) a utilisé pour faire allusion au phénomène selon lequel les habiletés des bons lecteurs s’améliorent et celles des lecteurs en difficulté se péjorent. Les enfants présentant dès l’entrée dans l’écrit des difficultés d’apprentissage seront exposés à un moindre degré à la langue écrite. Ils seront aussi confrontés davantage à la difficulté des textes, expérience qui risque d’entraver à son tour le développement du plaisir de lire. Ce n’est qu’en tentant de remédier aussi précocement que possible aux difficultés d’apprentissage de la lecture que l’on peut espérer briser ce cercle vicieux.

    Quelques questions encore ouvertes

    L’inventaire rapide qui vient d’être tenté ne peut être que superficiel. Ainsi, l’apport des recherches sur la lecture est beaucoup plus important que cette brève revue de questions ne peut le laisser apparaître. L’ampleur des travaux n’empêche toutefois pas que de nombreuses questions restent encore sans réponses. Nous allons en soulever quatre qui nous semblent cruciales pour l’école.

    Premièrement, les composantes en jeu ont été, dans un premier temps, étudiées de façon relativement isolée. Ceci a pour conséquence que nous ne pouvons pas encore établir les poids relatifs de chacune d’entre elles. L’avenir devrait fournir des données permettant de s’appuyer sur des modèles d’ensemble plutôt que sur une somme de faits isolés. Si ce type de recherches n’est pas encore très développé, c’est qu’il est extrêmement coûteux. Tester un modèle comportant plus d’une dizaine de variables suppose d’examiner un très grand nombre de participants, et les processus de lecture variant avec l’âge et avec les caractéristiques de la langue, de tels modèles doivent être étudiés à différents moments d’acquisition et dans des langues variées.

    Deuxièmement, bien qu’essentiels, ces modèles ne sauraient devenir des guides absolus, sachant que toutes les recherches, lorsqu’elles veulent bien s’y intéresser, mettent en évidence des différences individuelles très importantes. Pour ne prendre qu’un exemple, dans un échantillon de 145 enfants examinés récemment en début de 2e enfantine (âge moyen : 64 mois), nous avons observé que leurs connaissances des lettres s’échelonnent de 1 à 23 lettres (sur un maximum de 25) et leurs niveaux de vocabulaire de 5 à 18 points (sur un maximum de 20), de détection syllabique de 0 à 6 (sur un maximum de 6), de détection phonémique de 0 à 6 (sur un maximum de 6), de soustraction syllabique et phonémique de 0 à 12 (sur un maximum de 16). Même en possession du meilleur modèle général de l’apprentissage de la lecture, l’enseignant ne pourra pas faire l’économie, du moins chez les enfants présentant des difficultés d’apprentissage, d’une analyse individuelle lui permettant de prendre en compte les points forts et les points faibles des élèves, le modèle restant néanmoins très important puisqu’il permet de savoir dans quelles directions chercher les sources de difficultés et prévoir les régulations.

    Troisièmement, faute de place, nous avons limité notre présentation à l’apprentissage de la lecture. Toutefois, aujourd’hui, de nombreux chercheurs s’accordent pour considérer que l’apprentissage de la lecture ne doit pas être envisagé séparément de l’apprentissage de l’écriture (au sens large de la production de texte et au sens plus étroit de l’orthographe). Ainsi les recherches qui étudient les liens entre les pratiques précoces d’écriture et l’apprentissage de la lecture doivent être poursuivies (Rieben, sous presse).

    Quatrièmement, reste ouverte la question de savoir dans quelle mesure l’apprentissage de certaines composantes (par exemple la conscience phonologique et la connaissance des lettres) est plus, également, ou moins efficace dans des situations spécifiques que dans des situations complexes de lecture-écriture. Certains de nos travaux tendent à montrer que les enfants peuvent aussi progresser dans la connaissance des lettres et la conscience phonologique, non pas à travers des activités spécifiques, mais à travers des situations de lecture-écriture qui les mettent en œuvre (Rieben, 1993). De tels travaux, qui se situent à l’interface entre la psycholinguistique et la didactique, devraient être développés.

     

    En guise de conclusion

    Compte tenu des différents points soulevés précédemment, il ressort que la qualité de l’enseignement-apprentissage de la lecture ne peut en aucun cas reposer exclusivement sur le choix d’un manuel de lecture, le meilleur soit-il. Celle-ci réside plus dans l’usage que saura en faire l’enseignant et avant tout dans les activités complémentaires qu’il saura choisir et ajuster aux besoins d’élèves particuliers. Pour analyser les besoins des apprenants et construire des situations d’apprentissage pertinentes, l’enseignant doit se référer à des modèles de l’apprentissage de la lecture et ceux-ci ne peuvent être compris de façon suffisamment nuancée qu’au terme d’une formation approfondie. Ainsi, alertés par les récents résultats de l’enquête PISA (Nidegger, 2001), les milieux politiques et professionnels concernés devraient s’engager, non seulement à faire une place plus grande aux activités de lecture-écriture tout au long de la scolarité obligatoire mais aussi à améliorer la formation des enseignants dans ce domaine particulièrement complexe. L’examen de certains programmes de formation montre que souvent moins d’une dizaine d’heures lui est consacrée !

     

     

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    [1] En 1979, Maîtrise du Français était à l’avant-garde en insistant sur le travail d’écoute de la langue. En Suisse romande, cette perspective a été en grande partie abandonnée dans les classes, probablement faute d’une variété suffisante d’exercices proposés (apparemment l’essentiel du travail reposait sur la situation des jetons, c’est-à-dire sur une situation de comptage des phonèmes). Dans d’autres pays, les programmes de conscience phonologique se sont enrichis de nombreuses et différentes situations ludiques qui sont en général appréciées des enfants.

     

    http://www.revuedeshep.ch/pdf/vol-1/2004-1-rieben.pdf

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