Une salle de classe de l'école Perrin, dans le 15e arrondissement de Marseille, début février. Photo Patrick Gherdoussi pour Libération

Comment les militants du bien peuvent-ils faire le mal ? Cette question qui taraude la gauche depuis toujours se pose en termes crus dans un domaine essentiel pour elle, celui de l’éducation. Dans les années 60 et 70, un courant de pensée progressiste s’est mis en tête de réformer l’apprentissage de la lecture. Les méthodes traditionnelles, disaient-ils, sont trop arides, trop mécaniques, elles assomment les élèves et participent à la sélection sociale qui frappe les enfants des classes populaires. Elles doivent être mises au rencart au profit de pédagogies plus modernes. Bientôt dominant dans l’appareil de l’Education nationale, ce courant bien intentionné a inspiré les changements qui ont affecté l’enseignement du français dans les classes élémentaires.

Contrairement à ce que disent parfois les adversaires de ces réformes (souvent engagés à droite, mais pas toujours), il ne s’agissait pas d’imposer la «méthode globale», inventée par un pédagogue du début du XXe siècle, Ovide Decroly, pour les élèves affectés de handicaps (la surdité, par exemple), et qui fut fort peu enseignée, mais de rejeter l’antique méthode syllabique (b.a.- ba) au profit de pédagogies plus ou moins influencées par la «méthode globale» sans en imiter le systématisme (méthodes semi-globales, idéo-visuelle, etc.), qui partent non des syllabes qu’on répète mécaniquement mais des mots complets dont l’enfant appréhende directement le sens, dans le but de l’éduquer à la découverte personnelle du savoir.

En faisant foin de la grammaire traditionnelle et des pédagogies répétitives, ce courant a produit des méthodes et des explications techniques qui inquiètent souvent les parents d’élèves, troublés par ce qui leur paraît un abandon des exigences habituelles en matière d’orthographe et de grammaire, le tout accompagné d’une rhétorique obscure et jargonnante à souhait.

Journaliste politique à l’Obs, Carole Barjon est de ceux-là. Entendant les professeurs de ses enfants faire peu de cas des dictées et relativiser d’un ton condescendant la maîtrise de l’orthographe, qui lui paraissait néanmoins utile aux élèves, notamment pour se mettre plus tard à la recherche d’un emploi, elle a décidé de se renseigner par elle-même, à l’aide d’une enquête journalistique sérieuse, sur l’état de l’enseignement du français dans l’Education nationale. Compulsant les études nombreuses réalisées sur la question, consultant les programmes, les instructions et les circulaires émises par le ministère, interrogeant directement les anciens ministres, retrouvant les pédagogues, les sociologues ou les professeurs qui furent à l’origine des réformes, elle livre un diagnostic vivant et précis de l’apprentissage de la langue française par les élèves de la République. Le résultat est effrayant.

Précaution immédiate ! En lisant cette conclusion lapidaire, le lecteur averti se dira : encore un de ces pamphlets sommaires qui encombrent les étals des libraires et qui nous expliquent que tout était mieux avant, qu’il ne fallait surtout pas tenter de démocratiser l’éducation nationale, que Jules Ferry a été trahi et que la gauche enseignante à détruit la bonne vieille école républicaine. Erreur : outre qu’il s’appuie sur des chiffres difficiles à contester, le diagnostic de la journaliste est très souvent dressé par des spécialistes engagés à gauche. Cité par Carole Barjon, le livre le plus critique sur la question émane par exemple de deux spécialistes, Sandrine Garcia et Anne-Claudine Ollier, qui se réclament de Pierre Bourdieu.

 

Qu’il s’agisse des études internationales Pisa, des rapports internes du ministère ou des travaux sociologiques les plus divers, les analyses concordent : un quart des élèves d’une génération arrive dans le secondaire sans maîtriser de manière satisfaisante la lecture. Et comme souvent, ce sont les élèves issus des milieux les plus modestes qui font les frais de cette dégradation, dans la mesure où les parents plus diplômés peuvent plus facilement corriger à la maison des déficiences de l’école publique.

La raison en est simple, a découvert Carole Barjon : en réduisant le temps de répétition, d’entraînement, d’apprentissage des automatismes de lecture, le rejet de la méthode syllabique a rendu l’apprentissage du français plus lent, plus incertain, alors même que le temps dévolu à la lecture se réduisait progressivement. Les enfants de profs et ceux des classes supérieures ont compensé le handicap, les enfants des classes populaires se sont retrouvés démunis : l’école qu’on voulait rendre plus juste est devenue plus injuste. Le plus cruel dans cette enquête, c’est que les promoteurs des réformes, interrogés vingt ou trente ans après, admettent d’un ton primesautier leur échec historique et accusent de manière confuse un «on» mystérieux («on» n’a pas fait ce qu’il fallait), ou bien nient que la méthode globale ait jamais été appliquée (ce qui est un faux-fuyant, puisque l’on a avant tout rejeté la méthode syllabique au profit d’une pléiade de méthodes différentes). Aimable irresponsabilité des gourous de l’éducation. La logique voudrait qu’on reconnaisse l’échec et qu’on redresse la barre. C’est l’appel lancé par Carole Barjon en conclusion. Peut-être est-il temps de l’entendre…

Laurent Joffrin

CAROLE BARJON MAIS QUI SONT LES ASSASSINS DE L’ÉCOLE? ROBERT LAFFONT 234 pp., 18 €

 

 

 

Carole Barjon, Mais qui sont ces assassins de l'école ? (septembre 2016)

 

Brighelli – Les fossoyeurs de l’école démasqués

http://www.lepoint.fr/invites-du-point/jean-paul-brighelli/brighelli-les-fossoyeurs-de-l-ecole-demasques-24-09-2016-2071000_1886.php#xtor=CS3-190

Jean-Paul Brighelli, enseignant et essayiste

♦ Carole Barjon, journaliste à L’Obs, est partie à la recherche des grands nuisibles qui ont démantelé l’Éducation nationale. Et elle en donne les noms !

 Mais qui sont les assassins de l’école ? (Robert Laffont) se demande Carole Barjon. Rassurons tout de suite le lecteur : à cette question l’auteur répond en alignant nommément tous ceux qui, depuis quarante ans, ont empilé réforme sur réforme, affirmations hasardeuses sur certitudes accablantes afin que nos enfants, comme le prédisait Marc Le Bris en 2004, ne sachent plus lire ni compter.

Et pas même « vivre ensemble », cette tarte à la crème de ces faux pédagogues que sont les pédagogistes, au pouvoir Rue de grenelle – et sans interruption – depuis que René Haby a institué le collège unique. Non. Juste le vide.


L’insoutenable légèreté des bonnes intentions

« Un crime », dit Carole Barjon. Oui : les assassins dont elle brosse brillamment le portrait sont des tueurs en série qui ont bousillé déjà deux générations, et qui comptent bien sur l’actuelle réforme du collège, si on la laissait prospérer, pour en flinguer une troisième.

Carole Barjon se présente, dès les premières pages où elle raconte sa stupéfaction devant les déclarations des maîtres de ses enfants, comme un Candide égaré au pays des idéologues. Mais les secrets les mieux gardés finissent par filtrer. François Bayrou a eu beau « enterrer promptement », assassins-de-lecolepour ne pas « insulter » les instituteurs, le rapport sur l’illettrisme qui, déjà en 1996, expliquait que « 15 à 20 % d’élèves de chaque génération ne maîtrisent pas la lecture à l’entrée au collège », ça a fini par se savoir – à force de recevoir des mails illisibles, des demandes d’emploi phonétiques, et de constater que des journalistes, même d’un grand quotidien de référence, bousculaient l’orthographe. Il ne s’agissait pas pourtant d’incriminer les individus, mais les méthodes prônées par les IUFM, qui d’innocents stagiaires faisaient, malgré eux, des instituteurs – heureusement camouflés en « professeurs des écoles ».

Carole Barjon n’instruit pas le dossier, a priori, à charge. Elle a cherché à comprendre ce qui avait bien pu pousser des militants de gauche, « inspirés à l’origine par les meilleures intentions du monde », sincèrement épris du bien-être des classes laborieuses, à « compromettre l’apprentissage de la langue française », mais aussi à « aggraver les inégalités – à instituer de fait un système qui avilit encore davantage ceux qui n’avaient aucun bagage et privilégie davantage les « héritiers », objets de leur suspicion. À instaurer, dit le philosophe Marcel Gauchet qu’elle cite fréquemment et avec bonheur, une vraie « fracture éducative ». Comme elle le dit fort bien, « ceux qui voulaient rendre l’école moins inégalitaire en sont arrivés à la rendre plus injuste ».

Les grands nuisibles

Parmi les insectes rongeurs, il y a des institutions prises en vrac – l’inspection générale, par exemple, dont Chevènement confiait déjà à Sophie Coignard il y a cinq ans : « Quand j’étais ministre de l’Éducation nationale, j’ai tout de suite vu que la moitié des inspecteurs généraux étaient à pendre, et l’autre à fusiller. » Je ne suis pas si catégorique – j’en ai connu, comme Pascal Charvet ou Anne Armand, qui tâchaient de protéger les enseignants entrés en résistance contre les bonnes intentions mortelles des ministères successifs. Mais le fait est que l’inspection générale de Katherine Weinland, d’Anne Vibert valait son pesant d’arsenic, comme le disait jadis madame de Rambouillet.

Puis il y a l’essaim des prédateurs connus. Christian Forestier, « l’insubmersible », chouchou de tous les régimes, qui, sous Bayrou-Lang et encore aujourd’hui, « a appuyé le mouvement pédagogique, cautionné les nouvelles règles d’enseignement de la lecture à l’école primaire et du français au collège ». Le voici à la fois conseiller occulte des ministres de gauche et président du conseil scientifique de la Fondation pour l’école, émanation du très libéral Institut Montaigne : de l’art et de la manière de garder toujours deux fers au feu. À lui le mérite d’avoir empêché Gilles de Robien de promouvoir dès 2006 la méthode alpha-syllabique.

En cela, il a été puissamment aidé de Roland Goigoux qui, du bout des dents, consent à admettre que oui, peut-être, « on » a été trop catégorique en matière de méthode à départ global… Goigoux, le deus ex machina de l’enseignement de la (mauvaise) lecture. L’homme à qui une génération entière, nourrie deRatus et de Crocolivre, doit de ne lire jamais qu’avec ses pieds – et comme un pied. Viviane Bouysse, autre inspectrice générale, « impératrice du primaire », a puissamment épaulé – et encore aujourd’hui – ces deux idéologies inspirées par les théories fumeuses de Jean Foucambert et de sa méthode « idéo-visuelle ». Ou d’Éveline Charmeux, le gourou hystérique des dyslexies provoquées.

M le Maudit

Sans oublier l’homme par qui le scandale est vraiment arrivé – Lionel Jospin et sa loi de juillet 1989, bel anniversaire ! L’homme qui a mis l’élève au centre du système et le « constructivisme » (l’élève construit seul son propre savoir) sur un piédestal. L’homme qui a inventé les IUFM, sur les conseils de l’ineffable Philippe Meirieu – « M le Maudit », s’amuse Carole Barjon –, qui préconisait d’apprendre à lire dans les notices d’appareils ménagers (Carole Barjon a retrouvé la trace exacte de cette monstrueuse proposition) parce qu’il faut « partir de ce qui intéresse les masses » : jamais le mépris du peuple dans la bouche d’un homme de gauche ne s’est exprimé avec une telle pureté.

Et il y a encore le cas des deux Alain – Alain Boissinot et Alain Viala. Le premier, inspecteur général, caution « pédago » chez Bayrou, indégommable depuis, a recruté le second, alors professeur de littérature du XVIIe siècle à Paris-III (il venait de publier Racine, la stratégie du caméléon, dont on se demandera toujours si c’était un ouvrage de dramaturgie ou le début d’une autobiographie). Ensemble, ils ont modifié en profondeur l’enseignement du français, appliquant à la lettre les consignes héritées (si je puis dire) de Bourdieu, le gourou à distance de tous ces idéologues coupés du réel.

Comme le dit très bien l’ancien recteur Alain Morvan, interviewé par l’auteur, « on a remplacé une culture élitaire par une culture anti-élitaire qui est franchement élitiste ». Les programmes de français du collège ont été rédigés par un émule de Meirieu – Jean-Michel Zakhartchouk. Déjà retraité, jamais retraité.

J’allais oublier François Dubet, le sociologue de service, « le vrai penseur organique du ministère de l’Éducation », dit encore Marcel Gauchet. L’homme des IUFM et de la loi Jospin, du socle commun qui a abaissé sous le niveau de la mer le seuil d’exigence, et des « compétences » conformes aux diktats de Bruxelles. Carton plein. Pour lui, « les contenus du collège devaient être adaptés à « ce que doit savoir le plus faible des élèves quand il en sort »,  expliquait cet augure en 2001. Mission accomplie.

Tous insubmersibles, parce que « les ministres passent, les pédagos restent », dit Carole Barjon avec perspicacité. Aujourd’hui sont encore au pouvoir Florence Robine (à la tête de la DGESCO) et Michel Lussault, concepteur des nouveaux programmes, l’homme qui n’aime ni la nation ni les Lumières, et qui change en cet automne tous les programmes de tous les niveaux à la fois.

Même Denis Paget, qui a contribué aux travaux de cette commission d’apocalypse, a murmuré à Barjon que c’était « une première et une folie ». Même Jack Lang, que l’on croyait proche du pouvoir en place, lui a affirmé que c’était « un pur scandale ».

Un enfant scolarisé aujourd’hui bénéficie, rien qu’en primaire, de 630 heures de français de moins qu’un enfant des années 1960.

Retenez bien tous ces noms : un vrai gouvernement de salut public, comme en 1793, serait bien avisé de leur demander des comptes. Parce que ce n’est pas seulement l’école qu’ils ont assassinée, c’est la France – et cela s’appelle de la haute trahison. Quant à celles et ceux qui se sont opposés à eux depuis trente ans… Tous réacs ! Fachos, même !

De pseudo-z’intellectuels sans doute.

S’appuyant sur les travaux incontestables de l’association Sauver les lettres, Carole Barjon explique, niveau par niveau, qu’un enfant scolarisé aujourd’hui bénéficie, rien qu’en primaire, de 630 heures de français de moins qu’un enfant des années 1960. Presque deux ans ! Quand il sort aujourd’hui de CM2, l’écolier français a eu autant d’heures de français que son homologue de CE2 en 1968.

Ils ont tiré sur la République !

Alors oui, il faut impérativement réécrire les programmes du primaire, rallonger la semaine – passée de 30 à 24 heures de cours – et consacrer la moitié des cours à faire du français, de façon systématique et répétitive – ce n’est pas une offense, ce n’est pas une injure, c’est nécessaire pour créer un réflexe qui persistera tout au fil de la vie, et que l’on pourra transférer, par exemple, dans un apprentissage décent des langues étrangères. Comment, s’indigne Carole Barjon, un collégien peut-il comprendre qu’un adjectif épithète anglais ne s’accorde pas quand il ignore qu’en français c’est le contraire ? Il faut faire de la grammaire de façon méthodique, de la « grammaire de phrase », et non cette « grammaire de texte » où au hasard on picore pour expliquer tel fait grammatical non connecté aux autres. Il faut faire des dictées, encore et encore, et ne pas se contenter, comme le dit avec naïveté ou cynisme telle conseillère de Vallaud-Belkacem, d’un effet d’annonce « pour le grand public ».

Mais, surtout, il faut se méfier d’une chose, comme le souligne pertinemment Carole Barjon :à démanteler l’école de la République, on a ruiné le modèle jacobin, de façon à mettre en place la possibilité d’une école décentralisée, dépendante des initiatives locales, une école à deux, trois, dix vitesses en fonction de vos revenus et des impératifs communautaires. Oui, ces « assassins » n’ont pas seulement cherché à tuer l’école : ils ont tiré sur la République, sur les savoirs, sur la laïcité, et ont fabriqué la génération intenable qui cherche, dans un jusqu’au-boutisme d’adolescents perpétuels, à combler le vide creusé dans leurs caboches par les grands fossoyeurs dont Carole Barjon tire magistralement le portrait.

Jean-Paul Brighelli
24/09/2016

Mais qui sont les assassins de l’école ?, Carole Barjon, Laffont, 24/09/2016, 234 pages.

Jean-Paul Brighelli est ancien élève de l’Ecole normale supérieure de Saint Cloud, agrégé de lettres modernes, enseignant et essayiste et fut révélé au grand public lors de la parution de La Fabrique du crétin.

Source : Le Point

Correspondance Polémia 28/09/2016

Image : une école primaire de village